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ville ; c’est la maison jaune dont j’ai déjà parlé. Ce goût singulier de peindre les édifices en jaune a pour origine la volonté d’Alexandre Ier, qui avait une prédilection toute particulière pour cette couleur. Nous ne savions par quelle porte entrer, nous allions au hasard, sans avoir rencontré un seul domestique… Enfin un jeune homme nous aperçut, vint à nous ; après nous avoir fait traverser plusieurs grandes pièces, il nous introduisit dans un immense salon magnifiquement meublé, puis il disparut. Cette fuite précipitée nous eût paru étrange si nous ne l’avions attribuée au costume un peu négligé du jeune homme.

Restées seules, nous eûmes le loisir d’examiner les belles choses qui nous entouraient : c’était des cristaux, des fleurs, des pièces d’argenterie, des dorures, enfin tout ce qui atteste la richesse et tous les raffinements du luxe. Quel contraste ! Trouver tout cela dans la patrie déshéritée des Ostiaks !

Nous en étions là de nos réflexions, quand la porte s’ouvrit et donna passage au même jeune homme, mais autrement costumé cette fois ; il était enveloppé dans une vaste robe de chambre de velours ponceau. Ce costume lui avait rendu son assurance, et il nous dit en fort bons termes que sa mère était absente, mais que, si nous voulions bien l’attendre, il s’empresserait de l’envoyer chercher. Nous remerciâmes en disant que nous reviendrions un prochain jour, espérant être plus heureuses.

12 juin. — La chaleur est extrême, l’atmosphère est brûlante, l’air est embrasé ; nous ne sortons pas de notre appartement. Point de rosée, point de brise du soir, point de fraîcheur matinale ! Si le disque du soleil disparaît pour un instant, il reparaît bientôt et avant qu’on ait eu le temps de respirer. On est dans un état de prostration qui ressemble à la maladie ; on ne souffre pas, mais on est accablé, anéanti, inerte, sans volonté, sans initiative. On est possédé d’une idée fixe : boire à la glace ou se baigner dans l’eau froide, et tout cela ne rafraîchit pas. Un jour pourtant, et lassées de notre solitude, nous tentâmes d’aller faire une promenade au bord de l’eau ; mais nous fûmes aussi importunées par les cousins que par les curieux ; on s’arrêtait, on se retournait pour nous voir, et pendant ce temps-là les insectes nous harcelaient ; c’était trop à la fois, et nous reprîmes en toute hâte le chemin de notre maison. Hélas ! une autre calamité nous attendait, notre asile était envahi. Mme  X…, que nous avions connue très-superficiellement à Tobolsk, mais qui avait d’anciennes relations avec notre hôtesse, s’était autorisée de tout cela pour s’emparer de notre domicile en notre absence, et nous la trouvâmes négligemment étendue sur notre canapé.

Hutte d’ostiaks (voy. p. 230).

Qu’on se figure une femme bottée comme un homme, ayant les cheveux coupés à la Titus et portant une espèce de robe qui ressemblait à une redingote d’homme, une pipe à la bouche, un fusil à ses côtés, des attirails de chasse, enfin un mélange hideux et ridicule de tout ce qui peut faire d’une femme un objet repoussant.

Notre stupéfaction ne nous permettait pas de parler ; mais Mme X… n’eut pas l’air de s’en apercevoir, et elle nous dit avec un aplomb imperturbable qu’elle avait l’habitude de descendre dans cette maison, et que rien ne devait changer ses projets ; elle savait, ajouta-t-elle, que nous occupions l’appartement, mais elle ne s’était pas arrêtée à ce détail, nous priant seulement de lui indiquer la chambre qu’elle devait habiter.

Puisque cet ouragan s’était emparé de notre salon, il