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était plus simple de le lui laisser ; nous fûmes donc reléguées dans une petite pièce ou se trouvaient nos deux lits. Pour que rien ne manquât aux charmes de Mme X…, elle élevait des oies, elle les apprivoisait, elle les transportait partout avec elle, et elle les caressait, les embrassait, les mettait sur ses genoux, comme on fait d’un chien ou d’un chat. Quand Mme X… avait ses accès de gaieté et quand les oies lui répondaient en criant, c’était à fuir au bout du monde.

Mme X… se pose en femme forte et au-dessus du sexe faible ; elle aime la chasse, le cheval et l’escrime. Son cœur ne s’est jamais attendri que pour les oies. Tout le monde se moque d’elle, mais elle ne s’en doute pas. Nous aspirons au départ de cet être insupportable et incommode.


Indigènes, mœurs et coutumes.

Le district de Bérézov a une étendue de trois mille kilomètres ; à l’est, il touche à la goubernie de Yenisseïsk ; au sud, au district de Tobolsk ; à l’ouest, à la chaîne des monts Ouraliens, et au nord, à l’océan Glacial. Eh bien ! cette immense étendue de pays compte à peine quinze mille habitants ; aussi les champs sont incultes, l’agriculture est nulle, et on regarde comme une rareté les choux, les radis, les navets, qu’on cultive à Bérézov, à Bérézov seulement ; mais les chaleurs sont si violentes et elles ont si peu de durée, que les légumes ne peuvent pas arriver à maturité. Cette grande ressource du pauvre, les pommes de terre sont presque inconnues dans ces contrées.

La population est loin d’être homogène, elle se compose d’éléments divers dont l’origine remonte à la conquête de Yermak, qui jeta dans le pays une foule d’aventuriers. On voit jusqu’à des Kalmouks venus des frontières chinoises.

Les Kosaks sont indolents, paresseux ; leurs fonctions leur imposent peu de devoirs, et ces devoirs leur pèsent ; leur existence oisive a développé chez eux une faiblesse de caractère dont on ne peut se faire une idée. Ainsi, j’ai vu des jeunes gens de vingt ans qui pleuraient comme des enfants parce qu’on leur avait servi le thé un peu plus tard que de coutume.

Inhabile au travail, adorant par-dessus tout le farniente, la population se nourrit de gibier et de poisson, pour n’avoir pas la peine de cultiver les champs. Quant à l’argent, il vient par le trafic et le négoce : les Bérézoviens vendent des fourrures aux Ostiaks, que ceux-ci payent très-bien.

22 juin. — Quel triste et cher anniversaire ! Il y aujourd’hui dix ans que ma fille aînée est venue au monde : un abîme me sépare de cet être adoré… Que Dieu protége ma Pauline ! J’ai prié pour elle en m’éveillant. La Providence avait comblé mon enfant, qui est bonne, intelligente, vraie, soumise, tendre pour sa mère… Il a fallu quitter ce trésor, et c’est elle qui entre à peine dans la vie et qui a mission de me remplacer auprès des miens. Je voudrais être seule, je serais plus encore avec ma fille ; rien ne se placerait entre elle et ma pensée, mais le hasard en a disposé autrement. Toutes mes connaissances semblent s’être donné le mot pour m’envahir ; ici on ne peut pas défendre sa porte.

1er juillet. — L’océan Glacial nous envoie des bouffées de vent qui ont chassé les cousins, mais les moucherons tiennent bon et sont presque aussi insupportables ; malgré cela nous avons fait une excursion en forêt et sur les bords de la rivière. Nous avons visité, autant que cela se peut, les huttes des Ostiaks ; le peu qu’il leur faut pour vivre sera toujours pour nous, Européens, un perpétuel étonnement. Les Ostiaks vivent et meurent dans ces huttes infectes, et nous, malgré l’intérêt de curiosité, nous ne pûmes rester plus d’une minute dans ces habitations qui répandent des miasmes putrides ; on le comprendra quand je dirai que les Ostiaks ont pour premier vêtement une couche de graisse rance qui recouvre leur peau, et par-dessus une peau de renne. Ils mangent tout cru, poisson ou gibier, c’est leur nourriture ordinaire ; mais de temps à autre, ils viennent à Bérézov, munis de grands seaux d’écorce d’arbre, pour recueillir le rebut des cuisines dont ils font leurs délices.

6 juillet. — Depuis mon arrivée, les navires ont apporté trois fois des lettres, mais, hélas ! il n’y en avait pas pour moi ; ma famille sait-elle où je suis ? si j’existe encore ? Je profite de toutes les occasions pour écrire, mais je ne reçois aucune nouvelle. Mes lettres sont-elles parvenues à leur destination ? Une chaleur lourde, sans le moindre souffle d’air, a été le précurseur d’un orage épouvantable. La foudre grondait, les éclairs sillonnaient les nues, puis des trombes d’eau se sont abattues sur la ville. Après un coup de tonnerre qui avait fait trembler les vitres de la maison, notre hôtesse et tous ses enfants sont entrés chez moi effarés, terrifiés, et venant demander à la sainte Vierge et aux saints de les préserver de la foudre et de l’incendie. Toute la famille se prosterna la face contre terre et pria ensuite à haute voix. Moi, je suis demeurée calme et résignée : rien ne peut plus m’émouvoir…

11 juillet. — Nous avons reçu une invitation de M. le maire, qui réunissait une nombreuse compagnie pour célébrer la fête de sa femme. Grâce aux avis de Mme X…, nous nous sommes tenues dans la limite des convenances. L’usage ordonne ici qu’on se fasse attendre, on ne doit se présenter qu’après une seconde invitation ; donc, à sept heures du soir, un envoyé est venu nous solliciter de nouveau au nom de M. le maire. Nous nous sommes fait encore attendre, la mode l’exige ; mais à dix heures, nous entrions dans les salons de l’autorité du lieu. La réunion était nombreuse ; dans la première pièce, les hommes jouaient au boston et buvaient beaucoup de punch. Les femmes, dans leurs plus beaux atours, étaient parquées dans la seconde pièce. La coiffure indique à quel rang de la société on appartient ; la classe privilégiée porte des bonnets très-richement ornés, la classe inférieure porte des fichus assez artistement chiffonnés ; mais, malgré ces distinctions extérieures, il y a une égalité réelle entre tous les individus : cette égalité ne consiste pas, comme en Europe, en de vains mots, en