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à cette époque, le passage très-difficile. Il fallut faire descendre dans l’eau tous les hommes de l’équipage qui, tantôt soulevant, tantôt tirant la barque, réussirent, non sans peine, à nous faire franchir heureusement ce pas difficile.

Le 25, après avoir dépassé le pays des Baggara-Selem[1] et des Lekaouin, je rencontrai vers le soir la barque de la Mission apostolique de l’Afrique centrale, où se trouvait le P. Knoblecher, pro-vicaire qui s’en allait à Gondokoro, une des stations de cette Mission au fleuve Blanc.

Le 27, je m’arrêtai à Duem où je descendis à terre pour rendre visite à Boulouk-Bachir, Turc de ma connaissance, de qui j’appris l’arrivée de Saïd-Pacha à Khartoum, et les conséquences de sa politique dans le Soudan. Peu après, ayant fait quelques provisions, je poursuivis mon voyage. Il me semblait que je serais un siècle à arriver à Khartoum où je devrais trouver certainement des lettres d’Europe.

Le 30, à midi, j’atteignis Wood-Chelaï où je fus forcé de m’arrêter, mes mariniers, à peine la barque amarrée, s’étant dispersés dans le village pour boire de la merizza (bière) sans qu’il me fût possible de les rassembler. Je dus les faire chercher par quelques soldats turcs du détachement de Mohammed-Cachef-Bereglidaas, officier de mes amis, et faire même, à mon grand regret, donner la bastonnade à quelques-uns des plus rétifs.

Le 31, je passai devant Ghetena sans m’y arrêter, et ce ne fut qu’après d’immenses efforts et d’égales fatigues que, le 3 avril, à sept heures du matin, j’arrivai sain et sauf à Khartoum, après en être resté absent cent vingt-sept jours.

J’avais, comme on le voit, éprouvé bien des contrariétés et beaucoup souffert ; mais j’en suis bien récompensé par la satisfaction d’avoir vu un pays si intéressant, avant l’époque où des faits déplorables ont rendu de jour en jour plus difficile un voyage chez ces pauvres peuples qui, mieux traités, seraient restés nos amis et auraient contribué à rendre sans doute plus facile et plus prochaine la solution du problème scientifique :

Où sont les sources du Nil ?

Angelo Castel-Bolognesi.




GONDOKORO,

ESQUISSE D’UN VOYAGE AU NIL BLANC.

PAR M. G. LEJEAN[2].
1861. — TEXTE INÉDIT.


Le 22 janvier 1861, vers une heure après midi, comme je regardais avec un peu d’ennui les berges presque nues du Nil Blanc, chez les Bary, un de mes Nubiens cria : El kenisé ! (l’église !) Je sortis vivement de ma cabine, et, à travers une pluie fine qui couvrait d’une gaze légère les savanes du sud, je distinguai au delà d’une riche plantation un grand bâtiment à toiture rouge, qui ressemblait assez à une usine ou à une belle ferme des environs de Nantes. C’était la mission autrichienne de Gondokoro.

Ce nom parlait à mon imagination avec une force inexplicable. Dans dix ans d’ici, sans doute, ce sera un nom vulgaire comme tel village de la Nubie ou de la Guinée ; mais aujourd’hui, comme il y a deux ans, il représente la limite du monde connu de ce côté : au delà, tout était inconnu, sauvage et formidable. J’eus un serrement de cœur violent. Jusque-là, j’avais voyagé dans des conditions normales et prévues, comme un homme qui va à Odessa ou à Singapore ; dans deux heures, j’allais me trouver en face du problème que je venais aborder au prix de tant de luttes et de dangers. C’était avec une sorte de fièvre que mes regards cherchaient à percer l’horizon noyé de brumes par delà Gondokoro, à découvrir la cime quasi-fabuleuse du mont Redjef.

Cependant la barque avançait. Ulibo montrait sur la gauche ses cabanes groupées sur un petit tertre découvert. Un nègre vint à mon bord : c’était un Bary de près de six pieds, fait comme tous ses compatriotes, un véritable Apollon. Le drogman, qui le connaissait, me dit : « C’est homme très comme il faut, et il ne ressemble pas aux autres nègres qui sont devenus mendiants depuis qu’ils fréquentent les blancs. Vous serez content de lui. C’est le chef des forgerons d’Ulibo ; la moitié du village est à lui. »

L’homme entra dans ma cabine et sans façon demanda un verre d’eau-de-vie. Je lui en fis servir un grand verre, qu’il avala d’un trait. Je crus qu’il allait tomber à la renverse, car la liqueur était très-forte et aurait grisé deux des plus forts ivrognes de France ; mais le nègre ne sourcilla pas. Je lui demandai des nouvelles du fameux Nikla, que la plupart des voyageurs ont appelé Niguelo, et qui est bien connu par le livre de Brun-Rollet ; il était devenu l’intermédiaire entre les Bary et les blancs qui

  1. Voyez notre livraison 116 pour les gravures représentant un Baggara, un Dinka, Wood-Chelaï ou Ouad-Tchelaye, et le confluent du Nil à la pointe Manjara.
  2. Voy. t. II, p. 97 ; t. III, p. 139 ; t. V, p. 177.