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« Enfin, à deux heures, le pacha vient d’arriver pour la cérémonie ; on entend les premiers chants nasillards des Grecs et des Arméniens ; les soldats frappent pour faire place à la procession ; un vide se forme à grand’peine au milieu de la foule compacte. Dans cette foule sinueuse, le clergé grec et arménien, bannières déployées, se glisse. On fait deux fois le tour du saint sépulcre, et l’évêque grec qui officie, nommé par suite l’évêque du feu, s’y enferme seul avec deux torches, après avoir été dépouillé de tous ses ornements. On assure qu’il ne conserve qu’un seul vêtement blanc, afin de supporter la chaleur brûlante du feu céleste.

« Quelques instants s’écoulent, et le feu sacré paraît aux deux ouvertures ovales percées dans l’épaisseur du mur, sur les parois latérales de la chapelle de l’Ange qui précède le saint sépulcre, à gauche pour les Arméniens, à droite pour les Grecs. Un homme courbé jusqu’à terre, portant une torche qu’il vient d’enflammer, à laquelle il fait un rempart de son corps, se précipite en rampant pour le déposer sur l’autel des Arméniens et le communiquer à la foule ; un autre s’engouffre dans un des petits réduits des Cophtes et des Syriens. En un instant le feu se propage aux galeries supérieures, au milieu des cris et du carillon des cloches. Les Arméniens ont ainsi obtenu la première étincelle ; les Grecs la reçoivent au même moment, mais, dans leur empressement à se la communiquer, l’éteignent, quoique l’ayant reprise plusieurs fois à la source. Enfin, tout un côté de l’église, le côté arménien, étant en feu, le côté grec dans l’ombre, a commencé à s’illuminer au milieu des cris, du bruit des cloches et d’un nuage de fumée.

« Quant à l’évêque, il est sorti du tombeau effaré, l’œil hagard, couvert d’une simple chemise, armé de ses deux torches enflammées, sur lesquelles on se précipite avec tant de fureur, qu’abandonnant le tout, et à demi courbé vers le sol pour échapper aux coups et à la violence de la multitude, il se sauve dans le chœur.

« Une fois en possession du feu sacré, les Grecs, les Arméniens, hommes et femmes, se sont empressés de le faire passer sur toutes les parties du corps pour se purifier. Les hommes promènent rapidement la flamme des faisceaux de petits cierges, qui ont reçu le feu sacré sur la barbe, le col, la poitrine ; ils prétendent qu’il ne brûle pas. Les femmes les imitent avec plus d’entraînement encore et de passion ; on dirait des bacchantes sous l’influence du dieu ; nous assistons à une fête du paganisme, à une saturnales antique, dont les arts, la peinture et la sculpture nous ont conservé tant de souvenirs. »

Notre Église catholique ne croit pas à ce miracle du feu dont l’Église grecque s’attribue le privilége.

On raconte que vers 1825 il prit fantaisie au pacha de Damas de s’enfermer dans le saint sépulcre avec le patriarche grec, pour y voir de ses propres yeux le miracle. Grand fut l’embarras du patriarche : il tremblait, dit-on, de tous ses membres et cherchait à se tourner de manière à tromper les regards de l’infidèle. Mais le pacha déjouait tous ses efforts. Le temps s’écoulait ; toute la foule grecque se mit à murmurer, puis à crier, à appeler le feu sacré avec une sorte de fureur. Le patriarche, couvert d’une sueur froide, se jeta enfin aux pieds du pacha et confessa qu’il était obligé de battre le briquet. Le pacha allait s’indigner et entrer en colère, lorsque le patriarche employa un argument qui l’apaisa tout à coup :

« Si nous supprimions le feu sacré, lui dit-il, le nombre des pèlerins grecs se réduirait bientôt à celui des pèlerins latins. Plus de pèlerins, plus d’argent, ni pour vous ni pour nous. Comment vivrait Jérusalem ? »


Le dimanche saint.

Le dimanche saint, les Latins sont presque seuls à prier dans l’église du Saint-Sépulcre. On célèbre les matines à minuit, et l’office commencé dès huit heures est entièrement achevé à midi. Un seul détail de la solennité de ce jour a un caractère particulier. Les fidèles viennent jeter des palmes sur le saint tombeau et les reprennent lorsqu’elles sont bénies.

Les Grecs se dispersent dans la ville, la vallée de Josaphat, ou se mettent en route pour aller à Bethléem ou au Jourdain : pour eux, tout est fini dès qu’ils ont eu le feu sacré. Mais ils ne s’éloignent pas de la Palestine sans en emporter des preuves matérielles de leur pèlerinage. Ils se font délivrer par les religieux des certificats. Quelques-uns se font dessiner, avec des aiguilles et de la poudre à canon, sur les bras ou sur la poitrine, les figures de la croix, de la lance, le chiffre de Jésus et de Marie.


IV

Immersions dans le Jourdain. — La mer Morte. — Retour.

Ce sont là, monsieur, ceux de mes souvenirs qui me paraissent répondre le moins mal à ce que vous attendiez de moi. Je n’ai point fait un long séjour en Palestine, et notre excursion au Jourdain aurait certainement peu d’intérêt pour vos lecteurs après ce que vous leur avez déjà dit[1]. J’ajouterai seulement que nous avons rencontré de nouveau une des caravanes grecques aux bords du fleuve. De tout le cours du Jourdain, un seul point les attire : c’est l’endroit où saint Jean baptisa le Christ. Il est situé à trois heures de marche environ de la mer Morte, et le lit du fleuve y est presque aussi large que la Seine à trois ou quatre lieues au-dessus de Paris. De loin nous vîmes les pèlerins accourir en jetant des cris de joie. Ils se dépouillaient de leurs vêtements et avaient tant de hâte de se jeter dans le fleuve que quelques-uns faillirent s’y noyer. On assure que presque chaque année cet empressement extrême est la cause de plusieurs morts. Chaque pèlerin plongeait d’abord son visage trois fois en faisant le signe de la croix. Tous buvaient beaucoup d’eau, non pour apaiser leur soif, mais pour se purifier intérieurement, et ils se groupaient devant les prêtres qui leur en versaient sur la tête. Je remarquai que la plupart trempaient un linge blanc à plusieurs reprises dans le courant ; ce linge, c’est celui qui est destiné à

  1. Tome Ier, semestre 1er, p. 414.