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XI


« Unum atque alterum lacum integer perfluit, tertio retinetur. »
Tacite.


Béthanie. — Fontaine d’Elisée. — Le Jourdain.

Ce ne fut pas sans un profond serrement de cœur que je dis un dernier adieu à Jérusalem ; les habitants sont fanatiques et intolérants, la ville est triste, les environs sont nus et sévères, cependant il plane sur le pays un souvenir de grandeur qui pénètre le cœur et le plonge dans une douce mélancolie. Tout ce qui frappe les yeux y parle à la conscience et nécessairement la pensée se joint à la nature pour impressionner l’esprit.

Je franchis la porte Sitti Meriem, je longe quelque temps la vallée de Josaphat, cueillant comme souvenir la petite immortelle sanguine (helychrysum sanguineum) et je me dirige vers Béthanie.

Béthanie est un petit village sans importance. Du temps des croisés, la reine Mélisende y fit bâtir une église sur l’emplacement de la maison où Lazare reçut le Sauveur ; un édifice religieux s’éleva également sur le tombeau de Lazare ; les musulmans l’ont converti en mosquée ; une chapelle marqua l’endroit de la maison de Simon le lépreux et perpétua le souvenir de cette femme dévouée qui parfuma les pieds du Christ. Après avoir parcouru toutes ces ruines, je me trouvai en présence d’une descente rapide qui devait me conduire dans cette vallée bouleversée où dort la mer Morte. Tout témoigne bien ici du grand cataclysme dont furent victimes les villes maudites de Sodome et de Gomorrhe ; les montagnes portent encore les traces du feu souterrain qui les a déchirées ; la teinte roussâtre du calcaire le fait ressembler, avec ses mille crevasses, à une planche de liége brisée violemment ; une attraction moléculaire semble devoir réunir d’un moment à l’autre les deux rives de ces longues vallées étroites et profondes. Spectacle imposant et sublime des belles horreurs de la nature !

Six heures après le départ, j’arrivai à la source d’Élisée, petit bassin naturel au pied de la montagne, dont les eaux amères et corrosives jadis portaient partout la stérilité et la mort. Le prophète Élisée eut pitié des habitants de Jéricho, et usant en leur faveur de sa puissance miraculeuse, il guérit ces eaux en y jetant une poignée de sel. Actuellement, l’onde pure et claire a créé, au milieu du désert, un îlot de végétation vivace.

Pour atteindre le Jourdain, il me fallait marcher encore deux heures, au milieu d’un sol brûlé et couvert de cristallisations salines ; je hâtai donc le pas, sans m’arrêter à Riha, l’ancienne Jéricho, dont quelques pauvres huttes en feuillages indiquent seules l’emplacement. Mon guide me conduisit sur le bord du fleuve, et je me décidai à choisir, comme lieu de halte, un charmant bosquet où j’étais à l’abri des rayons du soleil.

Les Hébreux n’avaient qu’un Dieu, qu’un temple, qu’une ville, ils n’avaient aussi qu’un fleuve, qu’une mer comme si la grande unité eût tendu à s’établir jusque dans la nature de leur pays.

Le Jourdain n’est pas un torrent desséché et misérable, comme on l’a quelquefois prétendu. Ce n’est pas non plus un grand fleuve, si nous prenons pour terme de comparaison ce que nous sommes habitués à voir dans notre Europe ; il peut être assimilé, sans trop d’humiliation aux principaux affluents de la Seine. Son bassin commence dans les gorges méridionales de l’Antiliban, et est bordé de chaque côté par des rameaux échappés de cette chaîne.

Les anciens plaçaient la vraie source du Jourdain à Banias ou Panéas, l’ancienne Césarée de Philippe. La est une caverne d’où s’échappe un volume d’eau considérable.

Ce ruisseau se réunit plus loin à un autre cours d’eau venu du nord-est et appelé encore aujourd’hui le Dan. Les deux affluents mêlés ensemble en rencontrent plus loin un troisième, le Hasbéni, qui coule dans la vallée dite Ouadi el Teim. Il sort des environs de Hasbeya, au nord, sur le versant occidental de l’Hermon. Là commence le Jourdain.

Après un parcours de peu d’étendue, le Jourdain se jette dans un lac de deux lieues de long sur une de large, à fond vaseux et malsain, qui se dessèche en été et donne refuge, parmi ses roseaux, à des troupeaux de sangliers. C’est le lac Mérom de la Bible, le lac Samochonitis des Grecs et le Houlé des Arabes.

En sortant du lac Mérom, le Jourdain traverse la belle plaine du Houlé ou de la Galilée, si célèbre autrefois par sa fertilité. Elle produit aujourd’hui des céréales et des cotons, mais elle est loin de répondre à l’idée qu’en avaient les anciens. Abraham dut la traverser en arrivant de la Mésopotamie. Il y a un pont à une demi-lieue du lac, appelé maintenant Pont des fils de Jacob, parce que là, selon la tradition, ce patriarche vint traverser le fleuve avec ses fils en revenant de la patrie de ses ancêtres. La plaine du Houlé a deux lieues et demie de longueur ; à cette distance, le Jourdain se jette dans un second lac plus important que le premier, le lac de Génésareth ou de Tibériade, la mer de Galilée, dont le nom rappelle tant de souvenirs. Il a six lieues de long sur une et demie de large. Ses eaux coulent sur un fond de sable, entre deux rives d’une beauté remarquable. La contrée qu’il baigne est la plus pittoresque, la plus salubre et la plus fertile de la Palestine. Les écrivains anciens, les voyageurs modernes rendent tous ce témoignage à la Galilée et à son beau lac. Sur ses bords, il y avait autrefois plusieurs villes qui ont disparu : Capharnaüm, Tarichée, Bethsaïde ont laissé à peine quelques traces de leur existence. Tibériade n’est plus qu’un village sans importance. On ne trouve aujourd’hui sur tout le lac qu’une seule barque en misérable état, manquant ordinairement de bras pour la conduire. Elle est là comme un dernier et vivant souvenir de ces barques nombreuses qui sillonnaient les eaux de Génésareth au temps des pêcheurs apôtres, et qui servaient à l’accomplissement des premiers miracles du Christ. Les filets de Simon-Pierre n’existent plus ; à peine si de rares Arabes osent demander aux eaux quelques-uns de leurs nombreux