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d’être, sa moralité, et qui ne cherche dans l’étude attentive du passé qu’un moyen de mieux juger le présent.

Voulez-vous me suivre au risque d’un peu d’ennui ? Voici d’abord les vieilles boutiques à guichet par lequel, le soir, on livre la marchandise à la pratique. Une table solide, et fixée à la devanture, reçoit l’objet demandé ; un auvent bas et à grande saillie l’abrite, ainsi que l’acheteur. Pourquoi ces précautions ? Ah ! c’est que dans le bon vieux temps chacun se défiait de tous, et que l’acheteur était souvent un malandrin qui eût dévalisé la boutique, si on lui eût ouvert la porte au lieu du guichet ; et je vous jure bien que l’argent y passait avant la marchandise. Ce n’est point en ce temps-là qu’on aurait pu voler au rendez-moi. Quoi-qu’en disent les gens dont l’esprit, comme certaines montres, retarde toujours, je crois qu’une société où d’immenses richesses sont étalées sans péril, à la portée de toutes les mains, parfois même sans l’abri d’un vitrage, a plus de moralité que celle où le marchand n’était rassuré qu’en se tenant lui et sa marchandise derrière d’épais barreaux de fer, et où les portes des magasins ressemblaient à des ponts-levis de châteaux forts.

Au-dessus de toutes les boutiques se balancent de lourdes enseignes : deux longs bras de fer richement ouvragés, auxquels pendent des ours, des cerfs, toute la ménagerie héraldique, des croix d’or et des couronnes de fer qui, au moindre vent, surtout la nuit, s’agitent et grincent lugubrement.

Toute cette ferraille, qui pend assez près de la tête des passants, n’est pas sans danger pour une partie de la population. Ulm, comme nos Landes, à ses échassiers qui dansent et courent avec de longues béquilles sur lesquelles il se hissent à un demi-mètre en l’air. C’est un jeu qui est venu de Tubingen, la ville universitaire où le sol, toujours effondré, en fait, paraît-il, une nécessité.

Sur la vieille enceinte des remparts court une longue rue formée de petites maisons basses comme des casemates, et qui, de l’autre côté, bordent un cours d’eau encaissé, que coupent de nombreuses et sombres arcades. Les bouchers, tripiers et tanneurs ont établi là leurs séchoirs et leurs oubliettes, dans des bâtiments vermoulus, qui, depuis trois cents ans, se mirent dans ces eaux fangeuses et sanglantes (voy. p. 209). Voilà du vrai moyen âge. Mais, voyez l’esprit de contradiction : en face de ces guenilles de maisons qui eussent fait pâmer d’aise dix peintres hollandais, je me pris à regretter la lourde élégance de la rue de Rivoli et les égouts de l’édilité parisienne. Autant le ruisseau qui erre librement dans la campagne a de grâce avenante, autant il devient immonde entre les mains industrieuses des cités.

Au milieu de ces vieilleries, j’eus une apparition qui semblait appartenir aussi à un autre monde : quelque chose de long, de sec, de roide et de noir, un grand corps tout habillé de cuir, le chef couvert d’un immense chapeau, les pieds nus, quoiqu’il eût des sous-pieds, et serré au cou, aux poignets, aux jambes, serré partout, mais matelassé de cuir aux genoux et ailleurs ; à la main un paquet de cordes, de l’autre tenant une échelle. C’était un vieillard, et jamais l’âge ne le blanchira. J’avais, en effet, reconnu le vieux ramoneur, qui règne, dans ce costume, de Strasbourg à Vienne. Ma foi, vivent nos petits Savoyards aux grosses joues de pommes d’api et à la gaie chansonnette !

Ulm a une des plus belles églises d’Allemagne : sa cathédrale. Elle est de ce style qui sacrifie tout à la hardiesse. De loin, c’est imposant. L’intérieur, par exemple, aperçu au travers du porche, offre un aspect saisissant. Mais l’architecte peut, encore moins que le poëte, admettre l’art pour l’art. Ce tabernacle tant vanté, ces aiguilles qui pointent de toutes parts, ces tourelles crénelées qui, au milieu d’une église, font rêver de bastions, cette multitude infinie de piliers minces et bas supportant de petits escaliers par lesquels personne ne passera jamais, tout ce travail très-fin, très-délié, n’offre pas un motif auquel l’esprit s’attache. Que l’artiste cache l’utile sous le beau, très-bien ; mais ces efforts inutiles, ces fantaisies qui n’ont eu d’autre but que de tourmenter la pierre, sont à l’architecture ce que les variations d’un doigté habile sont à la musique, ce que l’acrostiche est à la poésie. Il y a toujours de la raison dans l’art véritable.

On ne manque jamais de s’arrêter devant les stalles du chœur, où un vieil artiste du quinzième siècle a retracé l’histoire des hommes et des femmes célèbres. Je n’y ai vu que des bustes engagés en demi-bosse dans un fond d’arabesques, avec des figures grandes comme nature, qui gardent le passage du premier au second rang. L’effet est étrange plutôt que beau.

L’hôtel de ville et la fontaine qui en décore la place méritent aussi une visite[1].

Je vous ai dit déjà que le Danube, à Ulm, est encore fort modeste. De Donaueschingen à Sigmaringen sa vallée est gracieuse, parce qu’il court dans les montagnes et qu’on trouve sur ses bords fraîches prairies et vieilles ruines, belles forêts et roches croulantes. Mais il arrive à Ulm au travers d’un marais et en sort pour parcourir jusqu’au confluent de l’Abens un bassin tourmenté et cependant sans caractère où rien n’appellerait les regards si le voyageur, même le plus pacifique, n’aimait à visiter les lieux signalés par les grandes actions de nos pères. Notre sang a coulé tout le long de ces rives : à Tuttlingen, au-dessus d’Ulm, où Rantzau fut battu par Mercy en 1643 ; à Lauingen, où Turenne frappa un des derniers coups de la guerre de Trente ans ; à Höchstœdt, théâtre de deux victoires de Villars et de Moreau, mais aussi du grand désastre de 1704, qui nous chassa de l’Allemagne ; à Wertingen, à Gunzbourg, où Napoléon préluda à l’investissement d’Ulm dans sa merveilleuse campagne de 1805 ; à Elchingen enfin, où le plus

  1. L’hôtel de ville d’Ulm a été construit dans la seconde moitié du quatorzième siècle (vers 1370). Des fresques décoraient autrefois sa façade : on en voit encore quelques traces. La fontaine qui s’élève vis-à-vis, sur la place du Marché, et qu’on appelle Fischkasten, est, avec les stalles du chœur de la cathédrale, parmi les meilleures œuvres de Joerg Syrling ou Sturlem (1482).