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pentes qui dominent la rive septentrionale du Gir ; par un heureux contraste, les vastes forêts de la Ville recouvrent les montagnes de la vallée de l’Onde ; mais quel que soit le charme dont ces forêts revêtent le paysage, elles le cèdent en beauté au plateau riant de Puy-Prés qui s’étend au sud-est de Ville-Vallouise sur une longueur de cinq kilomètres et une largeur de près de trois kilomètres. Ce plateau est la gloire de la Vallouise : des prés, arrosés par de petits ruisseaux gazouilleurs qui ne débordent jamais, occupent les vallons en forme de conques qui frangent le plateau ; des bouquets d’aunes et de frênes croissant au bord des ruisseaux égayent les premières pentes et laissent entrevoir ça et là les villages et les hameaux éparpillés à mi-côte ; plus haut, viennent les champs d’orge et d’avoine à l’abri dans une large dépression qui occupe presque tout le sommet du plateau ; plus haut encore, ce sont des bois de mélèzes d’abord clairsemés, puis réunis en une vaste forêt qui tapisse tout le versant ; enfin deux escarpements calcaires jaillissent de la verdure, séparés par le col boisé de la Pousterle. De ce col, on jouit d’une vue vraiment ravissante sur la forêt de mélèzes et les cultures du plateau : au delà du promontoire de Ville-Vallouise se dresse le Mont-Pelvoux sur un entassement de montagnes neigeuses ; à leurs bases se contournent la vallée du Gir, et, plus loin, celle d’Aile-froide jusqu’aux glaciers Blanc et de l’Encula, dont la surface semble hérissée de vagues comme une mer agitée par l’orage.

La Vallouise forme un monde à part, et rien ne serait plus facile que d’en faire une véritable forteresse de montagnes. Inaccessible pour ainsi dire du côté de la barrière de glaciers qui la sépare à l’ouest de la Bérarde et du Val-Godemar, elle ne pourrait être envahie au nord que par le col de l’Échauda et le sentier scabreux de Presles, au sud par le col de la Pousterle et les passages souvent encombrés de neige de l’Alp-Martin et de la Cavale. À l’est, le promontoire qui se prolonge entre la Vallouise et la Durance était jadis fortifié au moyen de retranchements et de tours, aujourd’hui en ruines.

Quel fut le constructeur de cette muraille bâtie entre la Durance et la Gironde, à plus d’un kilomètre en amont du confluent ? C’est là une question souvent débattue, mais non résolue par les archéologues du Dauphiné. Peu nous importe d’ailleurs, car en cet endroit même un fait géologique des plus intéressants jette singulièrement dans l’ombre tous les travaux attribués aux archevêques d’Embrun, aux seigneurs de Briançon ou même aux émirs sarrasins. Immédiatement en amont de la muraille ruinée qui défendait l’entrée de la Vallouise, la Durance coule entre deux parois de rochers complétement à pic, taillés sans aucun doute par l’action incessante des eaux lors du soulèvement de cette partie des Alpes. À une cinquantaine de mètres au-dessus du lit actuel de la rivière, ces parois se terminent soudain, et des deux côtés s’étend une surface relativement unie, mais assez étroite, semblable à la marche d’un degré gigantesque ; chacun de ces plateaux qui surplombe le lit de la Durance, est à son tour dominé par une paroi très abrupte qui escarpe le flanc de la montagne. L’ancien chemin de Briançon passait sur le plateau oriental, et peut-être que çà et là ses lacets avaient été taillés dans le roc : il n’en fallait pas davantage aux savants du Dauphiné pour leur faire supposer que la gorge elle-même avait été ouverte de main d’homme ; d’après les uns, les rochers qui obstruaient le passage auraient été dissous par le vinaigre d’Annibal, d’après les autres, ce percement grandiose serait l’œuvre de Cottius, d’après d’autres encore, le chef sarrasin Rostan aurait fendu la montagne pour faire passer dans la vallée de Briançon ses bandes envahissantes : de là viendrait à la gorge son nom de Pertuis-Rostan. Cependant il suffit de regarder pour comprendre que les deux plateaux des versants opposés sont le reste d’un ancien lit de la Durance, lit que le torrent a scié lui-même par le milieu dans toute sa longueur, afin d’y creuser l’espèce de cañon[1] dans lequel ses eaux coulent aujourd’hui.

Si l’on monte sur l’un des mamelons pierreux qui séparent le confluent de la Durance et de la Gironde, on verra parfaitement que ce dernier torrent a lui-même changé d’allure depuis les âges géologiques. De nos jours, il coule directement de la Vallouise vers la Durance jusqu’à cinq cents mètres environ de Pertuis-Rostan ; là, il se recourbe tout à coup vers le sud, et, passant dans une gorge étroite, court parallèlement à la Durance pendant plus d’un kilomètre. Autrefois ses eaux se déversaient directement dans le torrent principal par la dépression du col de la Bathie, situé à côté de Pertuis-Rostan et à peu près à la même hauteur, en amont de l’ancien mur qui fermait la Vallouise. Ainsi le soulèvement des Alpes a forcé les deux torrents à se frayer un nouveau lit : la Durance l’a excavé dans la gorge où elle passait déjà, tandis que la Gironde, changeant de cours et abandonnant la dépression de la Bathie, obliquait à droite et se frayait une issue à travers le flanc de la montagne de Pousterle.

Mais parmi les voyageurs qui suivent la grande route de Briançon à Gap serpentant sur le flanc de la montagne de la Bessée, il en est peu qui remarquent la gorge de Pertuis-Rostan et le col de la Bathie ; la vue est invinciblement attirée vers le Pelvoux, qui dresse à l’horizon ses deux cornes de rochers séparés par un long couloir de glaces : c’est le roi de la Vallouise, et les rares touristes qui pénètrent dans cette vallée ne peuvent se dispenser d’aller visiter au moins la base du géant.

Si l’on veut tenter l’ascension de cette montagne, ou seulement parcourir les vallées qui s’ouvrent alentour, il faut choisir pour quartier général le village des Glaux, situé à cinq kilomètres en amont de Ville-Vallouise, au confluent des deux torrents d’Ailefroide et de l’Échauda, dont les eaux réunies forment le Gir. Les Glaux, en patois Claou, c’est-à-dire Clef, sont en effet la clef des vallées supérieures, car les chalets de ce village sont bâtis au point de contact des terrains granitiques et des formations calcaires ; là, le sol presque uni de la vallée est

  1. Voir la 23e livraison du Tour du monde.