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de juillet, ils étaient vêtus des lambeaux graisseux de ces longues robes fourrées en peau de mouton que l’on fabrique à Bokhara, et leur saleté dépassait non seulement tout ce qu’on peut voir, mais même tout ce qu’on peut imaginer. Explications faites, j’appris enfin que ces deux hommes, appelés l’un Kakscha et l’autre Mostanscha, étaient des Tamouls de Pondichéry. Ils prétendaient appartenir à la caste brahmanique et se donnaient pour agriculteurs. Dans leur opinion, le feu ayant créé toutes choses et ne pouvant dès lors être trop vénéré, ils avaient voulu faire acte de dévotion envers cet élément. Or, c’était une opinion courante parmi leurs compatriotes du pays de Pondichéry, qu’il existait quelque part dans le Turkestan un Atesch-Kédèh ou temple du Feu, d’une sainteté extraordinaire. De temps immémorial, l’usage d’y aller porter ses prières s’était maintenu, mais aucun de ceux qui avaient fait la route ne s’étant occupé de donner en détail l’itinéraire des pays traversés pour y arriver, personne ne savait autre chose de ce voyage, sinon que l’Atesch-Kédèh existait dans le Nord. Il paraît que ce renseignement suffisait aux fidèles ; car, après bien d’autres, Kakscha et Mostanscha s’étaient mis en chemin.

Ils commencèrent par aller à Bombay, par terre, et de là, traversant le Kotch, ils arrivèrent aux bords de l’Indus. Ils remontèrent le fleuve, tantôt en cheminant sur ses rives, tantôt dans les embarcations là où ils en trouvèrent et où on voulut bien leur donner le passage gratis. Ils parvinrent ainsi jusqu’à Peschawer et, s’étant informés, ils apprirent qu’on ne connaissait pas d’Atesch-Kédèh dans le pays, mais qu’il n’était pas impossible qu’il y en eût à Kaschemyr. Ils partirent pour Kaschemyr. Dans cette ville, on leur dit que le culte du feu était inconnu ou du moins n’avait point de sanctuaire dans la vallée ; mais qu’il était de notoriété publique que Balkh étant la mère des villes et ayant été fondée par Zerdescht ou Zoroastre, si un Atesch-Kédèh pouvait exister quelque part, ce devait être incontestablement là. Ils en tombèrent d’accord et partirent pour Balkh. Point d’Atesch-Kédèh ; c’était à Bokhara qu’il fallait se rendre pour s’en éclaircir. Ils y allèrent et trouvèrent enfin, non pas ce qu’ils cherchaient, mais des renseignements positifs. On leur affirma que le sanctuaire de leur croyance existait à Bakou, sur la rive occidentale de la Caspienne, dans le pays des Russes (voy. notre premier volume, p. 125) ; et, en effet, les feux perpétuels que la nature y entretient sont un objet constant d’adoration de la part des sectaires.

Kakscha et Mostanscha reprirent leur route, sans avoir le moins du monde pensé à perdre patience, et s’acheminèrent vers Asterabad ; mais c’était justement dans le temps que le gouverneur actuel de cette ville, Djafèr-Kouly-Khan, faisait une campagne longtemps différée, et devenue indispensable, contre les maraudeurs turcomans ; de peur de tomber dans ce conflit et d’être faits esclaves d’un côté ou décapités de l’autre, les deux Tamouls se dirigèrent vers Mesched, et de la passèrent par Téhéran, où j’entendis leur histoire.

Je ne relève pas ce qu’il y a de singulier à voir le culte du feu et les Atesch-Kédèhs de la Perse en vénération sur la côte du Malabar et auprès de gens qui se prétendent de caste brahmanique ; je constate seulement que cela est, et c’est une des marques les plus fortes que j’aie jamais rencontrées de la diffusion, et je puis ajouter de la confusion des idées persanes avec les idées hindoues. Pour achever ce récit, les deux pèlerins voyageaient avec une petite tente basse en toile blanche où l’on pouvait s’asseoir deux, mais non se tenir debout ni se coucher. Ils possédaient deux vases de cuivre pour faire cuire leurs aliments ; car, circonstance particulièrement gênante dans une telle entreprise, il ne leur paraissait pas conforme à leurs devoirs religieux de rien manger qui eût été préparé par d’autres mains que les leurs, ce qui les privait naturellement des bénéfices de l’hospitalité commune. Leur mobilier était complété par un de ces jeux autrefois assez en vogue dans nos salons, et que l’on appelle un baguenaudier. Ils y paraissaient fort habiles, et les Persans prenaient plaisir à les voir faire. Ils avaient mis quatre ans pour arriver à Téhéran et prévoyaient, sans nul ennui, qu’à leur retour de Bakou, ils auraient à refaire exactement le même chemin et à voir s’écouler le même espace de temps avant d’arriver chez eux. Lorsqu’on leur eut expliqué qu’en passant par Ispahan et Schyraz pour s’embarquer à Bouschyr, leur voyage serait beaucoup plus rapide, ils ne parurent nullement touchés de cet avantage : un Asiatique comprend difficilement l’utilité de se hâter. Enfin, lorsqu’ils eurent passé une journée à répondre aux questions des gens de la maison joyeusement assis en cercle autour d’eux, et avec lesquels ils s’étaient mis tout d’abord sur le pied le plus amical, ils témoignèrent le désir de continuer leur route. On leur demanda quelle aumône pourrait leur être agréable et leur paraître généreuse, puisqu’ils avaient refusé toute nourriture, le kalian et même une tasse d’eau ; ils se firent un peu prier et enfin répondirent que si, par l’effet d’une générosité surhumaine, dont leur cœur conserverait à jamais la mémoire, on voulait bien leur donner trente schahys, ils se considéreraient comme comblés. Trente schahys ne représentent pas tout à fait quarante sous.

C’est avec cette facilité, mais aussi cette patience, cette gaieté continuelle, cette curiosité douce, toujours portée à satisfaire celle d’autrui en se satisfaisant elle-même, que les Asiatiques circulent dans les pays les uns des autres, sans même savoir bien positivement où ils vont, ni souvent où ils sont. Les longs entretiens de tous les jours, de toutes les heures, où toutes les idées s’expriment, où tout se dit, où rien n’est considéré comme scandaleux quand la forme ne choque pas, exercent naturellement une influence irrésistible et donnent lieu à cette facilité de mœurs, à cette tolérance universelle dont l’Européen seul, avec ses opinions arrêtées, ses décisions tranchantes ou ironiques, est rigoureusement exclu, mais qui permet aux brahmanistes, aux musulmans, aux chrétiens, aux juifs arméniens de vivre pêle-mêle sans se choquer jamais, sauf les jours de crise politique.