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Tsettinie, capitale du Monténégro. — D’après un dessin de M. G. Lejean


VOYAGE EN ALBANIE ET AU MONTÉNÉGRO,

(1858[1])
PAR M. G. LEJEAN.
(Inédit.)


Jabliak : épisodes de guerre contemporaine. — Récoltes bien gagnées. — La Tsernovich : arrivée à Rjeka. — Une imprimerie monténégrine en 1492. — Vue magnifique. — Arrivée à Tsettinie.

C’est avec une émotion facile à comprendre que je me trouvais en face de ce glorieux coin de terre qui tient en échec depuis quatre siècles la fortune et toute la puissance de l’empire ottoman. J’étais encore sous l’impression de la journée de Grahovo toute récente alors. Des troupes qui avaient vaincu les Russes sur le Danube étaient venues se faire écraser par la bravoure indisciplinée d’une poignée de paysans héroïques. En ce moment même quatre grandes puissances étaient occupées à intervenir entre la Porte humiliée et les Monténégrins prêts à conquérir l’Herzegovine où les appelaient les populations chrétiennes agitées et frémissantes. Ce nom de Monténégro, ignoré de l’Europe il y a dix ans, venait de se révéler dans des événements qui menaçaient de réveiller les complications de la question d’Orient, et quoique familiarisé par divers voyages avec l’histoire et la physionomie de ces étranges contrées, j’éprouvais une curiosité avide à étudier de près cette race indomptable et sur laquelle, comme il arrive à tous les peuples qu'un événement inattendu met en lumière, tant de vérités et surtout tant de fables avaient été publiées.

Le paysage que j’avais sous les yeux produit, au premier abord, une impression bizarre et que je ne peux rendre que par une comparaison. Dans l’une des histoires les plus fantastiques d’Edgard Poe, un homme resté seul à bord d’un navire en perdition voit tout à coup arriver droit sur lui, dans la nuit et dans la tempête, la masse noire et silencieuse d’un vaisseau géant emporté à la dérive. Je ne sais ce que peut être le Monténégro vu par une belle matinée d’été : mais le ciel s’était voilé au moment où je passais à la hauteur de Vranina, et les montagnes de la Tzernitza m’apparaissaient brusquement se dessinant leurs lignes sévères d’un vert sombre sur un ciel plombé, et se reflétant dans des eaux dormantes, lourdes et d’un noir d’encre. Pas un village, pas une hutte de berger, pas une chèvre sur les coteaux : une immobilité et un silence formidables pour qui savait comme moi qu’au premier coup parti d’une de ces canonnières, ces coteaux allaient se couvrir de combattants sortis en quelque sorte de dessous terre, et se couronner d’éclairs et de fumée.

Une échappée qui s’ouvrait sur la droite indiquait les

  1. Suite et fin. — Voy. page 69.