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Le Père Perdrix  [1]


DEUXIÈME PARTIE


chapitre vi (fin)


Ils vécurent deux à deux. On le connut bien vite dans la maison à cause de ses gros sabots qui battaient l’escalier, qui réveillaient les murs et illustraient chacun de ses pas d’un bruit guerrier comme si sa vie canonnait les heures. Jean travaillait de neuf heures et demie à cinq heures et demie, dans une compagnie de chemins de fer, comme dessinateur à cent francs par mois et il y avait du changement depuis les temps qu’il appelait « les temps de Jean gousset d’or ». Le Vieux faisait le café au lait le matin, mais il se laissa prier longtemps parce que la soupe remplit mieux le ventre et ne coûte pas plus cher que l’eau et le pain, et il lui sembla dépenser en fumée le bon argent pesant qui doit caler les ventres. Il s’annonçait aux endormis depuis sept heures, heurtait toute chose et faisait résonner le petit jour à grands coups de pied. Quelqu’un s’en plaignait, mais il sut leur répondre : « Eh bien, bon Dieu, s’il ne faut pas que tout le monde vive ! » À midi, le repas comprenait dix sous de veau piqué, quatre sous de pommes de terre frites et trois à quatre sous de fromage. Le Vieux achetait cela dans les petites rues d’à côté, surveillait les balances et donna une fois, chez la charcutière, son coup de pouce sur un plateau en disant : « Faut faire le compte. » Les premiers temps il s’aventurait difficilement, regardait les coins de rues : Bon, c’est à gauche, que j’ai tourné, — gardait ses remarques, plantait des jalons, les considérait parfois avec un certain doute sur le chemin du retour et pensait : Pourvu que je

  1. Voir La revue blanche depuis le 1er  mai 1902.