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J’imagine que certains lecteurs m’interrompraient volontiers pour me dire que j’exagère et que l’influence de l’École n’est pas aussi pernicieuse que je veux bien l’affirmer. Le fait est que, s’il faut en croire les résultats de l’enquête faite par La revue blanche (numéro du 1er juin 1902), bien des personnes en dépit de l’éducation qu’elles ont reçue conservent une intelligence remarquable et une rare originalité d’esprit. Mais ce qu’affirment beaucoup de ceux qui ont répondu à l’enquête en question, c’est que les innombrables leçons reçues jadis ont eu sur eux une influence à peu près nulle.

Or si l’on considère que ces leçons se comptent par milliers, qu’elles n’ont eu, pour ceux auxquels elles s’adressaient, ni bons ni mauvais effets, on peut sans aucune exagération déclarer que ce résultat est mince. Oui, il y a des écoliers qui ne sont pas influencés par ce qui se dit en classe ; ce sont des paresseux, des élèves distraits, des cancres. Leur esprit est constamment ailleurs ; et pendant que le maître résout au tableau noir une équation du second degré, ils se demandent peut-être comment ils termineront le sonnet destiné à la Dame de leurs rêves. Mais, si ces écoliers conservent sur la plupart des sujets du programme une bienheureuse ignorance, il n’en est pas moins vrai qu’à l’école ils s’ennuient. Durant des années, plusieurs heures par jour, ils ne sont occupés qu’à attendre la fin de la leçon. Il est difficile d’admettre qu’une telle éducation puisse être sans influence sur eux. L’École, certainement, diminue leur joie ; elle leur vole une partie considérable de leur jeunesse ; car tout ce temps perdu durant lequel elle les oblige à l’inaction, ils auraient pu le consacrer à vagabonder dans la nature, à s’émerveiller, à vivre. Et ainsi, quand les effets de l’éducation moderne paraissent nuls, ils n’en sont pas moins détestables.

Ce n’est pas le moment d’indiquer ce que pourrait être une éducation bienfaisante. Mais, si l’on écarte cette hypothèse que l’École, consciente de son œuvre, s’applique à rendre les esprits respectueux, on peut se demander en quoi consiste la faute essentielle des éducateurs modernes ; et c’est sur ce point que je voudrais revenir encore une fois.

Le pédagogue d’aujourd’hui souligne plus fortement et plus fréquemment la différence qu’il y a entre les gens instruits et les autres que celle qui sépare les êtres sains des malades, les intelligents des imbéciles, ou encore les lâches des courageux. Cette pitoyable religion du Savoir suffirait pour expliquer la plupart sinon la totalité des erreurs de l’École.