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LE KALEVALA

Je m’éloigne, le cœur gros de chagrins, l’âme pleine de regrets, je vais dans le sein d’une nuit d’automne, je marche, sans laisser de traces, sur le sentier glissant d’une glace de printemps.

« Comment est l’âme, comment sont les pensées des autres fiancées ? Sans doute elles ne ressentent point le chagrin, elles n’éprouvent point les sombres angoisses, comme je les ressens, moi, pauvre infortunée, comme je les éprouve dans un cœur noir comme le charbon, dans une âme noire comme la suie. Le cœur des heureuses, l’âme des favorites du bonheur, sont semblables au crépuscule, à l’aurore d’un jour de printemps. Comment donc est mon âme, comment sont mes pensées ? Elles sont semblables aux bords arides d’un lac, aux franges d’un nuage orageux, à une ténébreuse nuit d’automne, à un sombre jour d’hiver ; elles sont plus sombres encore qu’un jour d’hiver, plus sinistres qu’une nuit d’automne. »

Il était une vieille servante, une habitante éternelle de la maison. Elle éleva la voix et elle dit : « De quoi te plains-tu, ô jeune fille ? Ne te souviens-tu pas que je t’ai dit, que je t’ai répété cent fois : Ne te laisse point charmer par un épouseur, ne te laisse point prendre à sa jolie bouche, à l’éclair de ses yeux, à ses pieds élégants ! L’épouseur a toujours dans la bouche des paroles séduisantes, il a toujours le regard plein de douceur, lors même que Lempo[1] habiterait entre ses mâchoires, que la mort se cacherait entre ses lèvres.

« Oui, je n’ai cessé de donner cette leçon à la jeune fille, de faire entendre ce conseil à ma petite sœur : Quand les grands épouseurs se présenteront, quand les premiers du pays viendront demander ta main, tu dois toujours les refuser, tu dois leur parler pour ton propre compte, et leur répondre ainsi : Je ne suis point, je ne veux point être de celles que l’on emmène comme belles-filles, pour être réduites en esclavage. Une fille comme moi ne peut

  1. Voir page 41, note 3.