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quinzième runo

retira une fois, elle le retira deux fois, et elle amena la chemise, elle amena les bas et le bonnet de l’infortuné héros, tristes objets qui renouvellent sa grande douleur.

Elle alla plus loin ; elle pénétra jusqu’aux abîmes inférieurs de Manala. Là, après avoir promené trois fois son long râteau, après l’avoir promené en long, en large et en travers, elle sentit qu’une gerbe d’épis s’était attachée à ses dents de fer.

Ce n’était point une gerbe d’épis ; c’était le joyeux Lemmikäinen, le beau Kaukomieli ; il tenait au râteau par le doigt sans nom[1], par un orteil du pied gauche.

Et le joyeux Lemmikäinen, le fils de Kaleva remonta à la surface de l’eau. Mais, il était loin d’être complet ; il lui manquait une main, la moitié de la tête, beaucoup d’autres petites parties du corps, et de plus la vie[2].

La triste mère le regarda en pleurant et dit : « Est-il possible qu’il sorte de tout cela un homme, qu’il puisse en naître un véritable héros ? »

Un corbeau entendit ces paroles et dit aussitôt : « Non, un homme ne peut sortir de celui qui n’est plus, de celui qui a été si cruellement ravagé. La truite lui a dévoré les yeux, le brochet lui a rongé les épaules. Jette de nouveau ton fils dans la mer, dans le fleuve de Tuonela, peut-être y deviendra-t-il un beau morse ou une gigantesque baleine. »

La mère de Lemmikäinen ne jeta point son fils dans le fleuve de Tuonela, mais elle y replongea son râteau, et l’explora en long et en large. Bientôt, elle en retira des lambeaux de main et de tête, une moitié de vertèbre, une côte et un grand nombre de petits débris. Elle joignit ensemble toutes ces parties et en reforma le corps de son fils bien-aimé, du joyeux Lemmikäinen.

  1. V. page 8, note 2.
  2. Il serait assurément difficile de trouver dans aucune autre littérature un tableau comparable, pour le merveilleux fantastique, à celui qui se déroule dans toute cette runo.