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le kalevala

puissance de tietäjä. Le feu jaillit de son vêtement de peau, la flamme s’élance de ses yeux.

Il força les meilleurs chanteurs, les plus puissants runoiat, à chanter des runot misérables ; il leur mit à la bouche un bâillon de pierre, il enfonça dans leur gorge des débris de rocher.

Il berna les hommes superbes ; il les dispersa de tout côté, au milieu des terres nues, des champs sans culture, des marais vides de poissons, au fond de la cataracte mugissante de Rutja[1], sous ses tourbillons écumeux ; il les jeta contre les rochers des torrents, pour y brûler comme le feu, pour y pétiller comme l’étincelle.

Il berna les guerriers avec leurs glaives, les héros avec leurs armes ; il berna les jeunes, il berna les vieux, il berna les hommes mûrs. Un seul fut dédaigné, un vieux pâtre aux yeux éteints, au chapeau mouillé.

Le vieux pâtre dit : « Ô joyeux fils de Lempi, tu as berné les jeunes, tu as berné les vieux, tu as berné les hommes mûrs, pourquoi donc m’as-tu laissé de côté ? »

Le joyeux Lemmikäinen répondit : « Je t’ai laissé de côté, parce que tu fais déjà suffisamment horreur à voir, parce que, sans que je m’occupe de toi, tu es déjà assez hideux, parce que, dans ta jeunesse, alors que tu n’étais qu’un misérable berger, tu as déshonoré ta sœur, tu as violé l’enfant de ta mère, abusé de tous tes chevaux, pollué tes jeunes cavales, sur le dos du marais, sur le nombril de la terre[2], là où croupit l’eau fangeuse. »

Le vieux pâtre au chapeau mouillé fut saisi d’une violente colère. Il sortit de la maison et se rendit près du fleuve de Tuonela, de la cataracte sacrée. Là, il épia Lemmikäinen, il attendit que Kaukomieli quittât Pohjola pour retourner dans son pays.

  1. Synonyme de Turja. Voir page 74, note 1.
  2. C’est-à-dire sur la terre nue. Plus spécialement, les runot entendent par nombril de la terre, le centre de la terre, les régions intérieures.