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douzième runo

flèches, les chasseurs avec leurs arcs, les sorcières avec leurs couteaux, les tietäjä[1] avec leurs lames d’acier, et je les précipitai dans la cataracte de Tuoni, sous la chute d’eau la plus profonde, sous le tourbillon le plus sauvage. Là, les savants dans l’art noir, les hommes haineux dorment d’un lourd sommeil ; ils dormiront jusqu’à ce que l’herbe pousse à travers leur tête, à travers leur bonnet, à travers la chair de leurs larges épaules[2]. »

La vieille femme combattit encore le dessein de Lemmikäinen, Kylliki se joignit à elle[3], et elles lui dirent : « Garde-toi, néanmoins, ô Ahti, d’aller au froid village, de te rendre dans la sombre Pohjola ! Le malheur y fondra sur toi. Lors même que tu parlerais avec cent bouches, nous ne te croirions pas. Non, tu ne saurais lutter, en puissance magique, avec les fils de Pohjola, car tu ignores la langue de Turja, tu ignores les chants de Laponie[4]. »

Le joyeux Lemmikäinen, le beau Kaukomieli se mit à peigner sa chevelure, sa longue chevelure ; puis il suspendit son peigne à la poutre du foyer, et il éleva la voix, et il dit : « Quand le coup mortel aura frappé Lemmikäinen, quand le malheur aura abattu l’infortuné héros, ce peigne distillera du sang ; le sang s’en échappera en rouges rayons ! »

Et, malgré la défense de sa mère, malgré les conseils de sa nourrice, le joyeux Lemmikäinen se disposa à partir pour la sombre Pohjola.

  1. Voir page 26, note 1.
  2. Ces deux derniers paragraphes contiennent ce que les Finnois appellent les paroles de jactance (kerskaus-sanat). C’est une sorte de formule dont les sorciers se servent pour vanter leur science et leur puissance.
  3. Voici la seconde fois que Kylliki, bien que vagabondant dans le village, se joint à la mère de Lemmikäinen, pour le retenir. Ces interventions hypothétiques ne sont pas rares dans les runot. Elles font parler et agir les personnages absents comme ils eussent parlé et agi s’ils eussent été présents.
  4. Les chants, les paroles magiques étaient regardés comme plus puissants chez les Lapons que chez tous les autres peuples. Il ne s’agit point ici toutefois d’une langue particulière.