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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Clemenceau prit la parole pour Perrenx, le gérant de l’Aurore.

Il avait suivi, avec une attention soutenue, ces quatorze audiences, assis derrière son frère ; et il n’avait plus un doute qu’Esterhazy fût un traître, que le dossier secret, auquel il avait cru[1], était vide de preuves, que Pellieux avait produit un faux à la barre et que toute cette histoire était pleine de sottises et d’abominations. Cependant, il ne se résignait pas encore à l’innocence de Dreyfus. Certainement, le juif a commis quelque faute. C’est pour mettre à l’ombre l’auteur de cette faute que ces imbéciles ont échafaudé ce monument d’horribles inepties, qu’ils y ajoutent toujours. Sinon, ils seraient par trop infâmes.

Et il commença ainsi sa plaidoirie : « Un homme est là-bas, peut-être le pire criminel qui se puisse concevoir, peut-être un martyr, une victime de la faillibilité humaine. » Il n’avait pas encore fait son choix. Il inclinait seulement à penser « qu’il y avait les plus grandes présomptions que Dreyfus fût innocent ». Il insista sur ce que ses doutes avaient été lents à se former.

Il parla au milieu d’un vacarme continu que menait Déroulède (qui, avec Millevoye, l’avait accusé autrefois de s’être vendu à l’Angleterre), sous une grêle d’injures, et il tint bon, son visage ambré plus jaune encore que d’ordinaire, les yeux ardents, la voix mordante, mais troublé par l’incessant outrage et mal à l’aise à cette barre où il paraissait pour la première fois. Depuis quatre ans que la tribune lui avait été fermée, il était devenu un grand écrivain, portant quelques-unes de ses fermes qualités d’orateur dans la littérature. Mais

  1. Aurore du 14, janvier 1898. — Voir p. 220.