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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

II

Zola avait prévu l’acquittement d’Esterhazy. Il avait dit à Leblois et à moi, puis à Clemenceau, qu’il fallait amener l’affaire devant des juges civils, au grand jour de la Cour d’assises.

Clemenceau gardait ses doutes sur Dreyfus. Que des juges eussent consenti à condamner cet homme, même juif, s’il n’y avait rien au delà du bordereau, il ne pouvait l’admettre. Apparemment, « le document secret n’était pas sans valeur[1] ».

Zola, plus perspicace, était certain de l’innocence de Dreyfus ; d’autre part, s’il professait une grande estime pour les promoteurs de la Revision, il n’en avait que mieux discerné l’une des causes de leur faiblesse : c’est que l’Affaire, si simple, n’avait jamais été mise, dans son ensemble, devant le public, mais par bribes et par morceaux, ou défigurée par le mensonge.

Ici, Clemenceau pensait comme lui, et il s’en exprimait avec sa brusquerie coutumière, cette dure logique par où il fut si souvent injuste, même en défendant la justice. Ainsi, Picquart a su toute la vérité sur Dreyfus et Esterhazy, mais il l’a dite seulement à ses chefs, parce qu’il a commis la méprise de vouloir « concilier les inconciliables. » Après avoir répondu à Gonse : M Je n’emporterai pas ce secret dans la tombe ! » « il devait, pour rester fidèle à sa parole, briser son épée ; il n’en a pas eu le courage. Ou, s’il y a songé, des amis imprudents l’en ont dissuadé[2]. »

  1. Aurore du 14 janvier 1898.
  2. Clemenceau, Aurore du 15 janvier. (Iniquité, 133.)