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vous appliquer au soin de votre âme. Foulez aux pieds, dit l’Évangéliste, les serpents et les scorpions et toute la puissance de l’ennemi (Lc. 10,19) ; et il ne dit pas : Dominez, comme quand il s’agissait des animaux, mais : Foulez aux pieds, marquant par là la souveraine domination.
3. Paul aussi, pour cette raison, ne se borne pas à dire : Dieu étendra Satan sous vos pieds ; mais, Dieu brisera Satan sous vos pieds. (Rom. 16,20) Il ne dit plus, comme auparavant : Il observera votre tête, et vous observerez son talon: mais la victoire est entière, le triomphe est parfait, l’ennemi est broyé, il n’en reste rien. Eve t’a soumise à ton mari, eh bien ! moi, je ne t’égale pas seulement à ton mari, mais aux anges eux-mêmes ; tu n’as qu’à vouloir ; elle t’a privée de la vie présente, eh bien ! moi, je t’accorde en don la vie future, qui ne connaît ni la vieillesse, ni la mort ; l’abondance inépuisable de tous les biens. Que personne donc ne se regarde comme atteint, dépouillé par la faute des premiers pécheurs. Si nous voulons obtenir tous-les biens que Dieu nous tient en réserve, nous verrons que les dons qui nous sont faits, dépassent de beaucoup les biens que nous avons perdus. Ce que nous avons déjà dit, suffira pour démontrer ce qui nous reste à dire. Adam a introduit dans la vie les labeurs et les fatigues ; le Christ nous a promis la vie, exempte de douleurs, de tristesse et de gémissements, et nous promet le royaume des cieux. Venez, dit-il, ô vous, les bénis de mon Père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde, car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez logé avec vous ; j’étais nu et vous m’avez revêtit, j’étais en prison et vous êtes venus vers moi. (Mt. 25,31, 36)
Nous sera-t-il donné, à nous aussi, d’entendre cette invitation bienheureuse ? Je n’oserais pas l’affirmer trop fortement, car il est grand chez nous, le dédain des pauvres. C’est le temps du jeûne ; tant d’exhortations vous sont faites, tant de salutaires enseignements, des prières continuelles, des assemblées tous les jours, tant de soins que l’on prend de vous, à quoi cela sert-il ? A rien. Nous sortons d’ici, et nous voyons cette chaîne de pauvres alignés, à notre droite, à notre gauche ; et, comme si nos yeux, ne voyaient que des colonnes, et non des corps humains, sans compassion, sans pitié, vite, nous passons. Comme si nos regards ne tombaient que sur des statues sans âme, et non sur des hommes qui respirent, vite, nous rentrons dans nos maisons. Mais, c’est que j’ai faim, me répond-on ; eh bien ! si vous avez faim, restez. Sans doute, le proverbe a raison, ventre plein ne connaît pas la faim. Mais ceux qui ont faim connaissent, par leur propre douleur, même la douleur des : autres, ou plutôt, même dans cette circonstance, il n’est pas possible de bien connaître toutes ces douleurs. Votre table est toute préparée ; à vous, et vous y courez, et vous ne pouvez pas même attendre un moment ; le pauvre est là, jusqu’au soir, et il s’agite, et il se travaille, pour s’assurer le pain de chaque jour ; et, quand il voit que le jour est passé tout entier, mais qu’il n’a pas tout entière la somme qu’il lui faut tout juste pour acheter la nourriture du jour, il souffre alors, et il s’irrite, et il excède ses forces en insistant avec plus d’audace. Aussi, quand le soir arrive, les pauvres nous assaillent avec plus d’instance, jurant, conjurant, gémissant, pleurant, tendant les mains, n’ayant plus de pudeur, se livrant à mille tentatives, parce qu’ils y sont forcés ; c’est qu’ils ont peur, quand chacun se sera retiré dans sa maison, de se trouver au milieu de la ville, errant partout comme dans un désert. Et, comme les naufragés saisissent une planche, et s’empressent d’arriver au port, avant le soir, de peur qu’enveloppés par la nuit, loin du port, ils n’éprouvent un plus sinistre naufrage ; ainsi les pauvres, qui redoutent la faim comme un naufrage, se hâtent, avant que le soir arrive, de recueillir l’argent nécessaire pour leur nourriture, craignant qu’à l’heure où chacun se sera retiré chez soi, ils ne restent hors du port. Le port, pour les infortunés, c’est la main qui leur donne.
4. Mais nous, nous traversons la place publique, sans être touchés de leurs souffrances, et nous n’y pensons pas, quand nous sommes chez nous. Notre table est servie, souvent chargée de biens sans nombre (s’il faut appeler biens les mets que nous mangeons et qui accusent notre dureté) ; enfin souvent notre table est servie, et nous les entendons, au-dessous de nous, dans les ruelles, dans les carrefours, poussant des cris ; leur douleur éclate au sein des ténèbres, dans la solitude, où tous les abandonnent, et même alors nous restons insensibles. Une fois bien rassasiés, nous nous disposons à nous coucher, à dormir, et alors nous entendons de nouveaux cris, de longs cris de douleur, et, comme si ce n’était qu’un chien que la rage tourmente, comme si nous n’entendions pas une voix humaine, vite, nous allons dormir. Et ces douleurs, à cette heure, ne nous émeuvent pas ! ni cette circonstance, que pendant cette nuit si triste, tous dorment, excepté ce malheureux, qui seul se lamente ; ni ce fait qu’il demande bien peu de chose, qu’il ne réclame, de nous, qu’un peu de pain, ou un peu d’argent ; ni ce qu’il y a d’affreux dans son malheur, à savoir, qu’il lutte continuellement avec la faim ; ni la réserve de sa prière, ce malheureux que presse une nécessité si grande, qui n’ose pas approcher de notre porte, s’avancer trop près de nous, mais au-dessous de nous, laisse un long espace entre nous et sa voix suppliante, rien ne nous fait. Si on lui donne, il nous rend, en échange, des prières sans nombre ; si on ne lui donne pas, il ne laisse pas échapper, pour cela, une parole amère, il n’adresse ni reproche, ni outragé, à ceux qui pourraient lui donner, et ne lui donnent rien. Comme un malheureux que le bourreau conduit à un cruel supplice, conjure, implore vainement tous ceux qui passent, n’obtient aucun secours et se voit livré à d’horribles tortures, ainsi cet infortuné, que la faim, comme un bourreau, traîne aux douleurs de la nuit et des veilles insupportables, nous tend les mains, pousse vers nous des cris qui montent jusque dans nos demeures, il nous implore, il n’obtient de notre charité aucun secours, et, souffrant de notre cruauté, sans avoir pu fléchir notre pitié, il s’en va loin de nous. Rien cependant ne nous émeut. Et nous, qui sommes sans cœur, nous osons ensuite tendre les mains au ciel, discourir auprès de Dieu sur la miséricorde, et lui demander le pardon de nos fautes, et nous ne craignons pas que la foudre du ciel, terminant