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circonstances qui sont l’explication et l’excuse de sa conduite : Noé s’appliquant à l’agriculture, commença à labourer et à cultiver la terre, et il planta une vigne, et il but du vin, et il s’enivra. Ce mot, commença, montre qu’il fut le premier qui but du vin, et, faute d’expérience, parce qu’il ne savait pas la mesure, il tomba dans l’ivresse. Et ce n’est pas là la seule cause, mais il était, fort triste : il cherchait dans le vin une consolation, suivant la parole du Sage : Donnez à ceux qui sont dans la tristesse une liqueur qui les enivre, et du vin à ceux qui sont dans la douleur. (Prov. 31,6) Le Sage montre par là qu’il n’y a pas, dans la tristesse, de remède égal au vin, pourvu que l’intempérance n’en compromette pas l’utilité. Or dans quelle morne tristesse n’était pas plongé ce juste qui se voyait au milieu d’une si grande solitude, qui avait sous les yeux les cadavres de tant d’hommes, cette sépulture commune aux hommes et aux animaux ! C’est l’habitude des prophètes et de tous les justes de s’affliger, non seulement sur le sort de leurs proches, mais sur tous les autres hommes. Qui voudra les passer en revue, trouvera qu’ils ont tous montré cette commisération ; entendra Isaïe s’écriant : Ne vous mettez point en peine de me consoler sur la ruine de la fille de mon peuple. (Is. 22,4) Jérémie à son tour : Qui donnera de l’eau à ma tête, et à mes yeux une fontaine de larmes? (Jer. 9,1) Ézéchiel maintenant : Hélas, hélas ! Seigneur Dieu, perdrez-vous donc tout ce qui reste d’Israël ? (Eze. 9,8) Et Daniel se lamentant et disant : Vous nous avez diminués plus que toutes les autres nations. (Dan. 8) Et Amos : Seigneur Dieu, faites-leur miséricorde. (Amo. 7,3) Et Habacuc : Pourquoi me réduisez-vous à ne voir que des violences et des injustices ? et encore : Traiterez-vous les hommes comme les poissons de la mer ? (Habacuc, 1,3, 14) Il entendra aussi ce bienheureux Moïse, disant : Je vous conjure de leur pardonner cette faute, ou si vous ne le faites pas, effacez-moi de votre livre (Ex. 32,32) ; et ailleurs : Quand Dieu lui eut promis de le mettre à la tête d’un plus grand peuple, après lui avoir dit : Laissez-moi faire, j’exterminerai ces hommes, et je vous rendrai le chef d’un grand peuple. (Id. 10) Moïse ne le voulut pas ; il préféra rester à la tête de ces Juifs ; de même le bienheureux Paul, ce docteur des nations : J’eusse désiré que Jésus-Christ m’eût fait servir moi-même de victime soumise à l’anathème pour mes frères, qui sont d’un même sang que moi selon la chair. (Rom. 9,3)
3. Vous voyez comment tous ces justes montraient des sentiments de commisération profonde pour le prochain. Considérez maintenant ce que devait éprouver cet homme juste ; de quel sentiment il devait être agité ; de quelle tristesse il devait être abattu à l’aspect de cette immense solitude ; de cette terre auparavant enrichie de plantes si diverses, ornée de fleurs, et tout à coup perdant sa chevelure de feuillage, dépouillée, nue, déserte. En proie à une morne douleur, cherchant une petite consolation pour lui, il se mit à cultiver la terre, et, de là, ce que dit l’Écriture : Noé s’appliquant à l’agriculture, commença à labourer et à cultiver la terre, et il planta une vigne.
Mais il convient ici de se demander si c’est Noé à cette époque qui trouva la vigne, ou si, auparavant, dès le commencement du monde, elle existait. Il est vraisemblable qu’elle existait auparavant, dès le commencement, qu’elle avait été créée dans les six jours, quand Dieu vit que toutes les choses qu’il avait faites étaient très-bonnes. (Gen. 1,31) Il se repose, en effet, dit l’Écriture, le septième jour, après avoir achevé tous ses ouvrages. (Gen. 2,2) Toutefois l’usage de la vigne n’était pas connu ; car, si on l’avait connu dès le commencement, il est certain qu’Abel, dans ses sacrifices, aurait fait aussi des libations de vin. Mais comme les premiers hommes ignoraient l’usage de cette plante, ils ne s’en servirent pas. Noé, au contraire, appliqué à l’agriculture, homme très-actif et très-diligent, arriva, par hasard, à en goûter le fruit, écrasa les grappes, fit du vin et en but. Et comme c’était la première fois qu’il en goûtait lui-même, comme il ne connaissait personne qui en eût goûté avant lui, comme il n’avait rien pour lui indiquer et la mesure et l’usage, par suite de cette ignorance, il tomba dans l’ivresse. En outre, quand l’habitude de manger de la chair se fut introduite parmi les hommes, l’usage du vin fut aussi une habitude. Considérez maintenant, mes bien-aimés, comment, peu à peu, le monde s’organise ; comment chaque homme, selon la sagesse que Dieu lui communique, devient, dans ces commencements, l’inventeur d’un art. C’est ainsi que les arts ont été introduits dans le monde : le premier inventa l’agriculture ; le second, l’art pastoral ; un autre,