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l’art au point de vue sociologique.

le grand poète hébreu. Il a rendu ma bouche semblable à un glaive tranchant. Il a fait de moi une flèche aiguë et il m’a caché dans son carquois. Il dit : Je t’établis pour être la lumière des nations ; ainsi parle l’Éternel à celui qu’on méprise. » On peut dire de la haute pensée philosophique et morale ce que Victor Hugo a dit de la nature même : elle mêle


Toujours un peu d’ivresse au lait de sa mamelle.


Les religions dogmatiques vont s’affaiblissant ; plus elles deviennent insuffisantes à contenter notre besoin d’idéal, plus il est nécessaire que l’art les remplace en s’unissant à la philosophie, non pour lui emprunter des théorèmes, mais pour en recevoir des inspirations de sentiment. La moralité humaine est à ce prix, et aussi la félicité. Celui qui ne connaît pas la distraction de l’art et qui est tout à fait réduit à la bestialité ne connaît plus guère qu’une distraction au monde : manger et boire, boire surtout [1]. L’homme est peut-être le seul animal qui ait la passion des liqueurs fortes. C’est à peine s’il y a quelques cas exceptionnels de singes ou de chiens buvant de l’alcool étendu d’eau, et paraissant y trouver du plaisir. Mais la passion des liqueurs fortes, chez l’homme, est universelle. C’est que l’homme est malheureux et qu’il a besoin d’oublier. Un grand homme de l’antiquité disait qu’il aimerait mieux la science d’oublier que celle de se souvenir ; un moyen d’oubli, c’est l’alcool. Ainsi l’ouvrier des grandes villes oublie sa misère et son épuisement, le paysan de Norvège ou de Russie oublie le froid et la souffrance, les peuplades sauvages de l’Amérique et de l’Afrique oublient leur abâtardissement. Tous les peuples esclaves ou exilés boivent. Les Irlandais, les Polonais sont les peuples les plus ivrognes de l’Europe. Ceux qui n’ont pas assez de force pour se refaire un avenir ferment les yeux au passé. C’est la loi humaine. Il n’y a que deux moyens de délivrance pour le malheureux : l’oubli ou le rêve. Même parmi nos bonheurs, il n’en est peut-être pas un qui n’ait son origine ou sa protection dans quelque oubli, dans quelque ignorance — fût-ce l’ignorance seule du jour où il doit

  1. Voir notre Irréligion de l’avenir, p. 362.