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l’irréligion de l’avenir.

duit à la bestialité, comme tel ouvrier anglais ou allemand, ne connaît qu’une distraction au monde : manger et boire, boire surtout. On sait en effet que bien des ouvriers anglais ne vont ni au théâtre ni au temple, ne lisent pas, ne connaissent même pas les jouissances du home : la taverne et le gin remplacent également pour eux l’art, la famille et la religion. L’opium joue le même rôle en Chine. Ceux qui ne savent pas se divertir s’abrutissent ; cela encore est un changement pour eux, une variété dans la monotonie des jours, une solution de continuité dans la chaîne des misères. Il faut de temps en temps oublier : un ancien disait même qu’il aimerait mieux la science d’oublier que celle de se souvenir. Pour oublier, l’homme le plus grossier n’a que le sommeil de l’ivresse[1]. À un degré plus élevé, on trouve l’art et l’adoration. Ce sont les deux formes de l’oubli les plus légères et les plus suaves.

La somme d’activité dépensée par l’homme dans la sphère religieuse ou esthétique peut apparaître au premier moment comme inutile et parfois nuisible ; mais il faut songer que l’humanité a toujours un surplus d’activité à dépenser d’une manière ou d’une autre : or, la prière et les exercices de piété, en tant qu’exercices et occupations, sont un des passe-temps les moins nuisibles, une des dépenses les moins vaines de l’activité. La prière a été jusqu’ici l’art des pauvres, comme l’église a été leur théâtre. Sans doute l’art et la prière ne peuvent faire à eux seuls le fond de la vie. Les mystiques se sont imaginé que c’était la vie pratique qui était le divertissement, et que le seul fond sérieux des choses était la contemplation religieuse. Ils prenaient ainsi l’envers même de la vérité. Les préoccupations de l’art ou de la métaphysique doivent dominer la vie humaine, non l’absorber. La religion surtout, avec ses mythes, renferme une trop grande part d’illusion et de chimère pour qu’on puisse vivre d’elle : c’est une nuée colorée et rayonnante qui flotte sur une cime par dessus nos têtes ; si nous voulons monter jusqu’à elle, y entrer et nous y mouvoir, nous nous apercevons qu’elle est vide, qu’elle est intérieurement sombre : c’est un nuage lourd et glacé comme tous les autres, doré seulement d’en bas par l’illusion du regard.

  1. Tous les peuples malheureux, esclaves ou exilés, boivent. Les Irlandais et les Polonais sont, d’après des statistiques, les populations les plus ivrognes de l’Europe.