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LIVRE I. — PARTIE II.

qu’ils entrèrent en Berry. Si commencèrent à ardoir et à exiller le pays et à honnir povres gens ; et y firent moult de dommages et puis s’en retournèrent par Touraine. Et partout où ils conversoient, le pays étoit tourmenté en grand’tribulation ; ni nul ne leur alloit au devant, car ils étoient si forts qu’ils tenoient les champs. Et entrèrent ces gens d’armes en la terre du seigneur de Chauvigny, qui étoit tourné François ; si l’ardirent et exillèrent toute sans déport, hormis les forteresses ; et vinrent devant sa maître ville de Briouse. Si l’assiégèrent et assaillirent, et firent assaillir un jour tout entier par leurs gens : mais rien n’y conquêtèrent. Donc s’allèrent-ils loger, et dirent qu’ils ne partiroient mie ainsi, et qu’elle étoit bien prenable. Si se levèrent au point du jour et s’armèrent et ordonnèrent, et sonnèrent leurs trompettes d’assaut. Si approchèrent ces Poitevins et ces Anglois, et se mirent en ordonnance par connétablies, chacun sire entre ses gens et dessous sa bannière. Là eut, par un samedi, grand assaut et dur, et bien continué ; car il avoit dedans la ville gens d’armes et compagnons qui se défendoient du mieux qu’ils pouvoient ; car ils savoient bien que c’étoit sur leurs vies. Si y firent maintes belles appertises d’armes. Le sénéchal de Poitou et le sénéchal de Xaintonge, qui étoient en grand’volonté et désir de conquerre la forteresse, faisoient leurs archers traire si ouniement que à peine n’osoit nul montrer aux guérites pour défendre. Si furent à ce jour et ce samedi au matin ceux de Briouse si fort assaillis et si continuellement, par traire et lancer et escarmoucher à eux, que finablement la ville fut conquise et la porte jetée par terre, et entrèrent ens tous ceux qui entrer y vouldrent. Si furent pris les hommes d’armes du vicomte ; et tantôt en firent pendre les seigneurs de l’ost jusques à seize, en leurs propres armures, en dépit du dessus dit vicomte qui n’y étoit pas, mais se tenoit à Paris de-lez le roi de France. Si fut toute la ville courue et arse, et y perdirent les habitans et les demeurans tout le leur, et encore en y eut foison de morts et de noyés. Et puis s’en retournèrent les Anglois et leurs routes en la cité de Poitiers pour eux mieux à leur aise rafraîchir. Et aussi y trouvèrent-ils mieux quant qu’il leur convenoit et à qui vendre et délivrer leur pillage et ce qu’ils avoient ravi et pillé.


CHAPITRE CCLXXVI.


Comment le prince fit messire Robert Canolle maître et gouverneur de tous les chevaliers et écuyers de son hôtel ; et comment messire Perducas de Labreth se retourna Anglois.


Messire Robert Canolle qui se tenoit en Bretagne où il avoit grand et bel héritage, et qui toujours avoit été bon et loyal Anglois, et servi et aimé le roi d’Angleterre et le prince de Galles, son ains-né fils, et été en leurs armées et chevauchées, quand il entendit que les François faisoient ainsi si forte guerre au dit prince, et qu’ils lui tolloient et vouloient tollir son héritage d’Aquitaine, lequel il avait jadis aidé à conquerre, si lui vint à grand’admiration et déplaisance. Et s’avisa en soi même qu’il prendroit ce qu’il pourroit avoir de gens d’armes et s’en iroit servir le prince à ses propres frais et dépens. Tout ainsi, comme il y imagina et considéra, il fit ; et cueillit et manda tous ses féaux, et pria ses amis, et eut environ soixante hommes d’armes et autant d’archers de sa délivrance ; et fit sa pourvéance sur la mer, en quatre grosses nefs, en une ville de Bretagne et port de mer que on appelle Kaouke[1]. Quand toutes ses pourvéances furent faites et accomplies, il se partit de Derval et se traist celle part. Si entra en son vaissel, et ses gens ès leurs ; et singlèrent tant au vent et aux étoiles qu’ils arrivèrent au kay de la Rochelle. Si lui firent les bourgeois de la Rochelle grand’fête arrière cœur ; mais ils n’en osèrent autre chose faire. Et là trouva-t-il messire Jean d’Évreux qui étoit capitaine de la Rochelle de par le prince ; car le sénéchal étoit avec messire Jean Chandos et messire Thomas de Persy. Messire Jean d’Évreux reçut le dit messire Robert moult liement et lui fit toute la meilleure compagnie qu’il put faire. Si se refreschit messire Robert, et ses gens par deux jours, et au troisième ils partirent et se mirent au chemin

  1. Il est difficile de deviner quel est ce lieu : ceux dont le nom paraît s’en rapprocher, tels que le Conquêt, Concarneau, etc., sont bien éloignés de Derval pour qu’on puisse penser que Robert Knowles ait été s’y embarquer, tandis que l’embouchure de la Loire lui offrait des ports plus voisins, et qui le rapprochaient de La Rochelle, où il voulait aller. Il est cependant très vraisemblable que Froissart a voulu désigner Concarneau ; car au chapitre 364, il appelle comme ici Kaouke le port d’où le duc de Bretagne partit en 1373 pour aller en Angleterre ; et il est certain, par le témoignage des historiens de Bretagne, que ce prince s’embarqua à Concarneau.