Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLXIV

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 668-670).

CHAPITRE CCCLXIV.


Comment le duc de Bretagne n’osa demeurer en son duché, et comment messire Bertran du Guesclin saisit sa terre.


Bien étoit le roi d’Angleterre informé que il avoit perdu tout son pays de Poitou, de Xaintonge et de la Rochelle, et que les François étoient grandement forts sur la mer, de galées, de barges et de gros vaisseaux, desquels étoient capitaines, avec Yvain de Galles et Dan Radigo de Rous le maître amiral et patron du roi d’Espaigne, le comte de Narbonne, messire Jean de Raix et messire Jean de Vienne ; et tenoient bien ces gens sur mer six vingt gros vaisseaux, sans leur pourvéance, chargés de gens d’armes, de bidaux et de Gennevois. Et étoit le roi d’Angleterre informé que ces gens vaucroient sur les bandes d’Angleterre pour entrer en son pays, et faire, là où ils prendroient terre, un grand fait. Si ordonna le roi le comte de Salsiberich, monseigneur Guillaume de Neufville et monseigneur Philippe de Courtenay à être capitaines de deux mille hommes d’armes et autant d’archers. Et firent leurs pourvéances en Cornouaille, et là montèrent-ils en mer. Si singlèrent devers Bretagne, car ailleurs ne pouvoient-ils arriver pour faire guerre qui leur vaulsist, ni pour employer leur saison ; et aussi ils vouloient savoir l’intention du duc et des Bretons de Bretagne, si ils se tenoient François ou Anglois. Si eurent si bon vent que d’une flotte ils arrivèrent à Saint-Malo de Lille en Bretagne ; et trouvèrent au havène huit gros vaisseaux espaignols de marchands d’Espaigne, chargés d’avoir, qui et gisoient à l’ancre. Si les ardirent les Anglois, là tout l’avoir qui dedans étoit, et mirent à mort tous les Espaignols qu’ils y trouvèrent, et entrèrent en la ville de Saint-Malo et s’y logèrent de fait. Les gens de la ville n’en furent mie bien seigneurs : et commencèrent les Anglois à courir là environ et à faire guerre, et à prendre vivres.

Ces nouvelles s’espardirent tantôt sur le pays qui en fut durement ému, et en plus grand soupçon que devant sur leur duc et sur monseigneur Robert Canolle ; et disoient généralement, que ils avoient mandé les Anglois, et là fait venir et arriver, et que ce ne faisoit mie à consentir ; et puisque le duc montrait clairement que il vouloit être Anglois, et point ne tenoit l’ordonnance de son pays, il étoit tenu de perdre sa terre. Si se cloyrent cités, villes et châteaux, et fit chacun son guet et bonne garde ainsi que pour lui. Pour le temps de lors se tenoit le duc de Bretagne au châtel de Vannes ; de quoi cils de la cité et du bourg n’étoient mie bien asségurés ; et messire Robert Canolles se tenoit en son châtel de Derval et le faisoit grandement et grossement pourvoir de toutes choses, de vivres et d’artillerie, et remparer de tous points ; car bien imaginoit que le pays seroit en guerre et que son château auroit à faire. Et quand il eut ce fait, il le rechargea à un sien cousin, chevalier, qui s’appelloit messire Hue Broec, et le laissa bien pourvu de toutes choses, et puis se trait au châtel et en la ville de Brest où le sire de Neufville d’Angleterre, à toute sa charge de gens d’armes, qui arrivés étoient l’année devant à Saint-Mathieu de Fine Poterne, ainsi que vous savez, étoit. Si vint messire Robert Canolles da-lez lui pour avoir plus grand confort d’aide et de conseil : et aussi Brest est un des plus forts châteaux du monde.

Les nouvelles et les plaintes des barons et des chevaliers de Bretagne vinrent à Paris devers le roi de France ; et lui fut remontré comment le duc avoit mandé grand confort en Angleterre pour mettre les Anglois en leur pays, ce que jamais ne consentiroient, car ils sont et veulent demeurer bons et loyaux François ; et si étoit sçu et tout clair que il vouloit ses châteaux et ses forteresses garnir et pourvéir d’Anglois. Le roi leur demanda quel chose en étoit bonne à faire. Ils répondirent que il mît sus une grosse et grand’chevauchée de gens d’armes, et les envoyât en Bretagne, et se hâtât du plus tôt qu’il pût, ainçois que les Anglois y fussent de néant forts : et prissent, cils qu’il envoieroit, la saisine et la possession de toutes cités, villes et châteaux ; car le duc avoit forfait sa terre. Ces paroles et ces offres des barons et des chevaliers de Bretagne plaisirent grandement au roi ; et dit que c’étoient loyales gens et bonnes gens, et qu’il demeureroit da-lez eux. Si ordonna son connétable, monseigneur Bertran, à traire de celle part, à tel charge de gens d’armes que il voudroit prendre et avoir sans nulle exception ; car il mettoit tout en sa main[1]. Le connétable obéit à l’ordonnance du roi, ce fut raison ; et se hâta de faire cette armée et chevauchée, car il touchoit, et s’en vint en la cité d’Angers. Si fit là son amas de gens d’armes. Si étoient avec lui : le duc de Bourbon, le comte d’Alençon, le comte du Perche, le Dauphin d’Auvergne, le comte de Boulogne, le comte de Ventadour, le comte de Vendôme, le sire de Cliçon, le vicomte de Rohan, le sire de Beaumanoir, le sire de Rochefort et tous les barons de Bretagne. Si se trouvèrent bien quatre mille lances, chevaliers et écuyers, et bien dix mille d’autres gens. Si chevauchèrent devant Bretagne.

Ces nouvelles vinrent au duc de Bretagne, qui se tenoit encore à Vannes, comment François et Bretons venoient sur lui pour prendre et saisir de force sa terre, et son corps aussi, et étoient bien quinze mille armures de fer ; et de toutes ces gens d’armes étoient conduiseurs et souverains le connétable et le duc de Bourbon. Avec tout ce, il avoit tout le pays d’accord, cités, villes et châteaux. Si se douta le duc grandement de soi-même que il ne fût pris et attrapé : si se départit de Vannes et s’en vint au châtel d’Auroy, à quatre lieues d’illec, et y séjourna six jours tant seulement ; et ne trouva mie en son conseil que il y demeurât plus, que on ne mît le siége devant lui ; et toutes fois il ne savoit en Bretagne plus nulle ville où il s’osât enclorre. Si laissa là une partie de ses gens, et la duchesse sa femme, en la garde d’un sien chevalier qui s’appelloit monseigneur Jean Augustin, et puis chevaucha oultre vers Saint-Mahieu de Fine Poterne. Quand il fut venu jusques à là, il cuida entrer en la ville ; mais ils se clorent contre lui, et dirent que point n’y entreroit. Quand il vit ce, si se douta plus que devant, et prit le chemin de Conckest sur la mer[2], et là entra-t-il en un vaissel, et ses gens, et singlèrent devers Angleterre ; si arriva en Cornouaille. Depuis il chevaucha tant que il vint à Windesore, où le roi se tenoit, qui lui fit grand chère quand il le vit, car il l’appeloit son fils. Le duc adonc lui recorda tout l’état de Bretagne, et comment la besogne alloit, et que, pour l’amour de lui, il avoit perdu son pays ; et l’avoient tous ses hommes relenqui, excepté messire Robert Canolle. Lors lui répondit le roi, et lui dit : « Beau-fils, ne vous doutez que vous n’ayez toujours assez, car jà je ne ferai paix, ni accord à mon adversaire de France ni aux François, que vous ne doiviez être aussi avant que je serai ; et demeurerez duc de Bretagne malgré tous vos nuisans. » Cil réconfort plaisit grandement au duc de Bretagne : si demeura da-lez le roi et le duc de Lancastre et les barons d’Angleterre qui lui firent grand solas et grand confort.

Or parlerons-nous de messire Bertran de Claiquin et des barons de France comment ils entrèrent en Bretagne efforcément, et se mirent en possession des villes et des châteaux, et obéirent tous à lui, non à monseigneur Robert Canolles qui étoit demeuré bail de Bretagne quand le duc s’en partit.

Le connétable, qui avoit la commission du roi de France de prendre et de saisir tout le pays de Bretagne, y entra efforcément à plus de quatre mille armures de fer, et tous à cheval ; et ne prit mie le chemin de Nantes premièrement, mais celui de la bonne cité de Rennes et de la Bretagne Bretonnante, pour tant qu’ils étoient et ont toudis été plus favorables au duc de Bretagne, que les François appeloient le comte de Monfort, que la Douce Bretagne. Quand les bourgeois sentirent venant sur eux le connétable et les François si efforcément, si n’eurent mie conseil d’eux clorre, mais se ouvrirent et les recueillirent doucement, et se mirent tantôt en l’obéissance du roi de France. Ledit connétable en prit les fois et les sermens qu’ils se tiendroient estables, et puis passa outre et s’en vint jusques à la bonne ville de Dinant. Cils de Dinant firent autel. Et puis chevauchèrent jusques à la cité de Vannes, qui se ouvrit aussi tantôt et se mit en l’ordonnance du connétable, et puis se rafraîchirent les Bretons et les François quatre jours. À leur département ils prirent le chemin de Suseniot, un moult bel châtel et maison de déduit pour le duc. Là y avoit aucuns Anglois qui la gardoient de par la duc, lesquels ne se vouldrent mie sitôt rendre ; mais se cloyrent et montrèrent grand’défense.

Quand le connétable fut revenu jusques à là et il vit la condition et manière des Anglois qui dedans étoient, si dit qu’il ne s’en partiroit mie ainsi. Si se logea, et fit toutes ses gens loger, et entrues que les varlets logeoient, traire avant à l’assaut les gens d’armes, qui rien n’y conquirent ni gagnèrent à ce premier assaut, fors horions. Si se retrairent au soir à leur logis et s’aidèrent de ce qu’ils eurent. À lendemain ils assaillirent : encore n’y firent-ils rien. Et les convint là être quatre jours, ainçois que ils pussent conquerre le châtel. Finablement il fut conquis et pris de force, et tous cils morts qui dedans étoient ; oncques pied n’en échappa. Et donna le châtel de Suseniot à un sien écuyer bon homme d’armes le dit connétable, qui s’appeloit Yvain de Mailli. Puis se délogèrent les François, et chevauchèrent devers Jugon, une bonne ville et un bon châtel ; ceux se rendirent tantôt et se mirent en l’obéissance dit roi de France. Et puis Goy la Forêt ; et puis la Roche Derrieu, Plaremiel, Château-Josselin, Faouet, Guingant, Saint-Mahieu de Fine Poterne et plusieurs villes de là environ, Garlande, Camperlé et Campercorentin.

Quand le comte de Salebrin et messire Guillaume de Neufville et messire Philippe de Courtenay et les Anglois qui se tenoient à Saint-Malo de l’Isle entendirent que le connétable et le sire de Cliçon et les barons de France et de Bretagne étoient entrés en Bretagne si efforcément que ils prenoient villes, cités et châteaux, et que tout le pays se tournoit vers eux, et si sentoient encore sur mer la grosse navie d’Espaigne et les François, si eurent conseil que ils se trairoient vers Brest ; là seroient-ils eux et leur navie plus à ségur, car le havène de Brest gît en bonne garde, et aussi ils y trouveraient de leurs compagnons, le seigneur de Neufville et messire Robert Canolles qui là se tenoient sur le confort de la forte place ; si auroient meilleur conseil tous l’un par l’autre. Si chargèrent leurs vaisseaux, et entrèrent ens, et se départirent de Saint-Malo de l’Isle : ce ne vint oncques mieux à point ; car ils eussent été à lendemain assiégés. À leur département ils fustèrent et robèrent toute la ville de Saint-Malo et puis singlèrent tant que ils vinrent à Hainebont. Là furent ils un jour ; et puis rentrèrent en mer, et s’en allèrent tout singlant devers Brest, et tant firent qu’ils y parvinrent. Si y furent reçus à grand’joie, et mirent toute leur navie au havène de Brest. Si se logèrent les seigneurs au châtel et toutes leurs gens en la ville ou en leur navie ; le connétable de France s’en vint à toutes ses routes, jusques à Saint-Malo de l’Isle. Si fut moult courroucé quand il sçut que les Anglois s’en étoient partis, car il venoit là sur cel entente et espoir que d’eux combattre ou assiéger. Si prit la saisine de la ville, et les fois et serments, et y ordonna gens de par lui ; et puis chevaucha à tout son grand host devers le châtel et la ville de Hainebont où il y avoit environ six vingt Anglois qui la tenoient ; et les y avoit laissés le comte de Salebrin quand il y fut, n’avoit point six jours. Si en étoit capitaine un écuyer anglois qui s’appeloit Tommelin Wick.

  1. Il paraît constant que, dès la fin de l’année précédente, après la prise de Fontenay-le-Comte et de quelques autres places de Poitou, du Guesclin était rentré en Bretagne, à la tête d’une armée formidable, et s’était avancé jusqu’au-delà de Rennes. Cette première irruption ne produisit aucun événement considérable. Elle ne servit qu’à effrayer le duc et à détacher quelques seigneurs de son parti. Du Guesclin retourna bientôt en Poitou, soit en vertu de quelques négociations avec le duc, soit qu’il y fût rappelé par ordre du roi.
  2. Ce n’est pas à Conquêt, mais à Concarneau que le duc de Bretagne s’embarqua en effet pour l’Angleterre, le 28 avril de cette même année.