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LIVRE I. — PARTIE II.

ville de Bruges ; et disoit-on là communément que le roi dessus dit avoit passé mer pour venir voir le roi de Chypre[1]. Si se conjouirent et fêtèrent ; et par espécial le comte Louis de Flandre conjouit et fêta très honorablement en la ville de Bruges le dit roi de Chypre, et fit tant que le dit roi se contenta grandement de lui, des barons et des chevaliers de sa terre. Si se tint tout cil été le dit roi de Chypre, en faisant son voyage depuis le département d’Avignon, en l’Empire et sur les frontières, pour ennorter ce saint voyage empris : de quoi plusieurs seigneurs avoient grand’joie, et désiroient bien que il se fît et accomplît.


CHAPITRE CLXI.


Comment le roi d’Angleterre envoya les quatre ducs de France à Calais, et pouvoient aller trois jours hors et au quart retourner.


En ce temps avoit fait grâce[2] le roi d’Angleterre à quatre ducs, c’est à savoir, le duc d’Orléans, le duc d’Anjou, le duc de Berry et le duc de Bourbon ; et se tenoient ces quatre seigneurs à Calais, et pouvoient chevaucher quelque part qu’ils vouloient trois jours hors de Calais, et au quatrième, dedans soleil esconsant, revenir. Et l’avoit fait le roi d’Angleterre en bonne intention, et pour ce qu’ils fussent plus prochains de leur pourchas de France, et que ils soignassent et entendissent à leur délivrance, ainsi qu’ils faisoient. Les quatre seigneurs dessus dits étant à Calais, envoyèrent plusieurs fois grands messages de par eux au roi de France et au duc de Normandie son ains-né fils qui là les avoient mis, en eux remontrant et priant qu’ils entendissent à leur délivrance, ainsi que juré et promis leur avoient quand ils entrèrent en Angleterre, ou autrement ils y entendroient eux-mêmes et ne se tiendroient point pour prisonniers. Et combien que ces seigneurs, ainsi que vous savez, fussent très prochains du roi, leurs messages et procureurs ne pouvoient mie être ouïs ni délivrés à leur aise ; dont grandement en déplaisoit aux seigneurs dessus dits, et par espécial au duc d’Anjou ; et disoit bien qu’il y pourverroit de remède, comment qu’il en pût avenir.

Or étoit adonc le royaume et le conseil du roi et du duc de Normandie durement chargé et embesogné, tant pour la croix que le roi de France avoit adonc prise et enchargée, que pour la guerre au roi de Navarre, qui guerroyoit et hérioit fortement le royaume de France ; et avoit adonc remandé aucuns des capitaines des compagnies en Lombardie pour mieux faire la guerre[3]. C’étoit la principale cause pourquoi on ne pouvoit légèrement entendre aux quatre ducs dessus nommés, ni leurs messages délivrer quand ils étoient venus en France.


CHAPITRE CLXII.


Comment le roi de Chypre vint à Paris et cuida mettre là paix entre le roi de France et le roi de Navarre, et comment il s’en alla en Angleterre.


Quand le roi de Chypre eut visité et vu les seigneurs et les pays dessus nommés, il retourna en France ; et trouva à Paris le roi Jean et le duc de Normandie, et grand’foison de seigneurs, barons et chevaliers de France que le roi avoit demandés pour le dit roi de Chypre mieux fêter. Si y eut une espace de temps grands reveaulx et grands ébatements, et aussi grands parlements et grands consaulx comment cette croiserie se pourroit persévérer et parfournir à honneur, tant du roi de France comme de son royaume. Et pour ce en parloient et proposoient les aucuns avis, qui véoient le dit royaume durement grévé et occupé des guerres de compagnies, de pilleurs et de robeurs qui y descendoient et venoient de tous pays : si ne sembloit pas bon aux plusieurs que cil voyage se fît, jusques à tant que le royaume fût en meilleur état, ou à tout le moins

  1. Il paraît qu’ils s’étaient déjà vus à Avignon, ainsi qu’il a déjà été remarqué au chapitre 159, à l’occasion de l’arrivée du roi de Chypre en cette ville.
  2. Le roi d’Angleterre avait mis cette grâce à un très haut prix et avait imposé aux quatre princes des conditions très dures, ainsi qu’on peut le voir dans le traité pour leur délivrance, conclu au mois de novembre 1362. Mais tout onéreux qu’était ce traité, le roi de France le ratifia par ses lettres datées d’Avignon le 26 janvier 1363 ; et il parait que les princes eurent la liberté de passer à Calais vers le mois de mai suivant pour en accélérer l’accomplissement. On trouve plusieurs pièces relatives à cette négociation dans Rymer.
  3. Il est inconcevable, d’après ce que dit ici Froissart, comment M. Secousse, qui travaillait avec tant d’exactitude et qui a si souvent cité Froissart, dans son histoire de Charles-le-Mauvais, a pu avancer que ce prince ne troubla point le royaume depuis 1360 jusqu’à la fin du règne du roi Jean, et qu’il n’a même rien trouvé sur lui, ni dans nos historiens, ni dans les autres monumens.