Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CLIX

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 463-464).

CHAPITRE CLIX.


Comment le roi de Chypre vint en Avignon pour voir le pape et le roi de France et leur remontra le voyage d’outre mer ; et comment le roi de France prit la croix.


Environ la Chandeleur, l’an de grâce Notre Seigneur 1362[1], descendit le roi Pierre de Chypre en Avignon ; de laquelle venue la cour fut durement réjouie ; et allèrent plusieurs cardinaux contre lui et l’amenèrent au palais devant le pape Urbain qui liement et doucement le reçut ; et aussi fit le roi de France qui là étoit présent[2]. Et quand ils eurent été là un espace et pris vin et épices, les deux rois se partirent du pape, et se retraist chacun en son hôtel.

Ce terme pendant se fit un gage de bataille devant le roi de France, à Villeneuve dehors Avignon, de deux moult apperts chevaliers de Gascogne, mon seigneur Aymemon de Pommiers et mon seigneur Foulque d’Archiac[3]. Quand ils se furent combattus bien et chevalereusement ensemble assez, le roi fit traiter de la paix et les accorda de leur riote.

Ainsi se tinrent ces deux rois tout ce temps et le carême en Avignon, ou près de là. Si visitoient souvent le pape qui les recevoit doucement, Or avint plusieurs fois en ces visitations, que le roi de Chypre remontra au pape, présent le roi de France et les cardinaux, comment pour sainte chrétienté ce seroit noble chose et digne qui ouvreroit le saint voyage d’outre mer et qui iroit sur les ennemis de Dieu. À ces paroles entendoit le roi de France volontiers ; et proposoit bien en soi-même que il iroit, si il pouvoit vivre trois ans tant seulement ; pour deux raisons : l’une étoit que le roi Philippe son père l’avoit jadis voué et promis ; la seconde pour traire hors du royaume toutes manières de gens d’armes nommées Compagnies, qui pilloient et détruisoient sans nul titre de raison son royaume, et pour sauver leurs âmes. Ce propos garda et réserva le roi de France en soi-même sans en parler à nullui, jusques au jour du saint vendredi, que pape Urbain entra en sa chapelle en Avignon, présents les deux rois de France et de Chypre et le Saint Collége. Après la prédication faite, qui fut moult humble et moult douce et dévote, le roi de France, par grand’dévotion, emprit la croix, et là, voua et pria doucement au pape qu’il lui voulsist accorder et confirmer. Le pape lui accorda volontiers et bénignement. Là présentement l’emprirent et enchargèrent messire Tailleran cardinal de Pierregord, messire Jean d’Artois comte d’Eu, le comte de Dampmartin, le comte de Tancarville, messire Arnoul d’Andrehen, le grand Prieur de France, messire Boucicaut, et plusieurs autres chevaliers qui là étoient présens et dedans la cité d’Avignon pour ce jour. De cette empçise fut durement lie le roi de Chypre, et en remercia grandement Notre Seigneur, et le tint à grand’vertu et mystère.

  1. Et 1363, suivant notre manière actuelle de commencer l’année. D’ailleurs la date assignée par Froissart n’est pas assez exacte : on lit dans la deuxième Vie d’Urbain V, que le roi de Chypre arriva à Avignon le mercredi 29 mars de cette année.
  2. Il trouva aussi probablement à la cour du pape, Waldemar III, roi de Danemark, qui y était arrivé le 26 février précédent, suivant l’auteur de la seconde Vie d’Urbain V. Waldemar était père de Marguerite, qui réunit plus tard les couronnes de Suède, de Danemark et de Norwège et mérita d’être appelée la Sémiramis du nord.
  3. Ces deux seigneurs se battirent le mardi 6 décembre 1362, suivant l’auteur des Chroniques de France : ainsi l’expression, ce terme pendant dont se sert Froissart, ne se rapporte qu’au séjour du roi de France à Avignon et non à celui qu’y fit Pierre de Luzignan, puisque ce prince n’y arriva qu’au commencement de l’année 1363.