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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

et chevauchoient les bannières des maréchaux tout devant : si approchèrent la grosse ville de Caen et ces gens d’armes, qui tous s’étoient traits sur les champs, et par semblant en assez bon convenant. Si très tôt que ces bourgeois de la ville de Caen virent approcher ces Anglois, qui venoient en trois batailles, drus et serrés, et aperçurent ces bannières et ces pennons à grand’foison ventiler et baloier, et ouïrent ces archers ruire, qu’ils n’a voient point accoutumé de voir ni de sentir, si furent si effrayés et déconfits d’eux-mêmes, que tous ceux du monde ne les eussent mie retenus qu’ils ne se fussent mis à la fuite : si se retraist chacun vers leur ville sans arroy, voulsist le connétable ou non. Adonc put-on voir gens frémir et ébahir, et celle bataille ainsi rangée déconfire à peu de fait, car chacun se péna de rentrer en la ville à sauveté. Là eut grand enchas et maint homme renversé et jeté par terre ; et chéoient à mont l’un sur l’autre, tant étoient-ils fort enhidés[1].

Le connétable de France et le comte de Tancarville et aucuns chevaliers se mirent à une porte sur l’entrée du pont à sauveté ; car bien véoient que, puisque leurs gens fuyoient, de recouvrer n’y avoit point ; car ces Anglois jà étoient entrés et avalés entre eux, et les occioient sans merci, à volonté. Aucuns chevaliers et écuyers et autres gens, qui savoient le chemin vers le châtel, se traioient celle part ; et tous les recueilloit messire Robert de Warigny, car le châtel est durement grand et plentureux. Ceux furent à sauveté qui là purent venir. Les Anglois, gens d’armes et archers, qui enchassoient les fuyans, faisoient grand’occision ; car ils ne prenoient nulli à merci. Dont il avint que le connétable de France et le comte de Tancarville, qui étoient montés en celle porte au pied du pont à sauveté, regardoient au long et à mont la rue, et véoient si grand’pestillence et tribulation que grand’hideur étoit à considérer et imaginer : si se doutèrent d’eux-mêmes qu’ils ne chéissent en ce parti, et entre mains d’archers qui point ne les connussent. Ainsi qu’ils regardoient à val en grand’doute ces gens tuer, ils aperçurent un gentil chevalier anglois, qui n’avoit qu’un œil, que on appeloit messire Thomas de Holland, et cinq ou six bons chevaliers avec lui ; lequel messire Thomas ils avisèrent, car ils s’étoient autrefois vus et compagnés l’un l’autre en Grenade et en Prusse et en autres voyages, ainsi que les chevaliers se trouvent. Si furent tous réconfortés quand ils le virent : si l’appelèrent en passant et lui dirent : « Messire Thomas, parlez à nous. » Quand le chevalier se ouït nommer, il s’arrêta tout coi, et demanda : « Qui êtes vous, seigneurs, qui me connoissez ? » Les dessus dits seigneurs se nommèrent et dirent : « Nous sommes tels ; venez parler à nous en cette porte, et nous prenez à prisonniers. » Quand le dit messire Thomas ouït cette parole, il fut tout joyeux, tant pour ce qu’il les pouvoit sauver, comme pour ce qu’il avoit, en eux prenant, une belle journée et une belle aventure de bons prisonniers, pour avoir cent mille moutons[2] : si se traist au plus tôt qu’il put à toute sa route celle part, et descendirent lui et seize des siens, et montèrent à mont en la porte, et trouvèrent les dessus dits seigneurs et bien vingt cinq chevaliers avec eux, qui n’étoient mie bien assurs de l’occision qu’ils véoient que on faisoit sur les rues, et se rendirent tous tantôt et sans délai au dit messire Thomas qui les prit[3] et fiança ses prisonniers ; et puis mit et laissa de ses

  1. L’auteur des Chroniques de France raconte le fait un peu différemment. Suivant lui, les habitans de Caen n’allèrent point à la rencontre du roi d’Angleterre ; mais ils l’attendirent dans leur ville où ils se défendirent avec le plus grand courage. Quand les Anglais y furent entrés, le connétable de France et le comte de Tancarville sortirent du château et du fort de la ville ; et ne sais pourquoi ce étoit, ajoute-t-il ; et tantôt ils furent pris des Anglois. Le récit du continuateur de Nangis est moins défavorable à ces deux chevaliers : suivant lui, du moins ils ne se rendirent point sans combat, et furent pris les armes à la mais, après avoir tenu long-temps à l’entrée du pont, ensuite auprès de l’église de Saint-Pierre.

    Northburgh, dans la lettre que nous avons rapportée, ne dit point si le connétable et le comte de Tancarville se défendirent bien ou mal ; mais il dit que les Français firent une vigoureuse résistance à l’entrée du pont et combattirent avec beaucoup de courage.

  2. Tous les rois de France depuis saint Louis avaient fait frapper des moutons d’or, ou des deniers d’or à l’aignel : on cessa d’en frapper en l’année 1325 ; et cette interruption dura jusqu’au règne du roi Jean. Les moutons anciens continuèrent néanmoins d’avoir cours concurremment avec les nouvelles espèces, sous le règne de Philippe de Valois. Leur titre était d’or fin, et leur taille de 59 1/6 au marc.
  3. Hollingshed rapporte que le comte de Tancarville fut pris par un nommé Legh, ancêtre de sir Peter Legh qui vivait de son temps, et que le roi Édouard lui avait donné en récompense la seigneurie d’Hanley, dans le comté de Chester, possédée ensuite par ses descendans.