Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCLXVI

Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 219-220).
Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCLXVI.


Comment le roi d’Angleterre chéy à terre en issant de son vaissel, lequel dit que c’étoit bon signe.


Quand la navie du roi d’Angleterre eut pris terre en la Hogue[1], et elle fut là toute arrêtée et ancrée sur le sablon, le dit roi issit de son vaissel, et du premier pied qu’il mit à terre, il chéy si roidement que le sang lui vola hors du nez. Adonc le prirent ses chevaliers qui de-lez lui étoient, et lui dirent : « Cher sire, retraiez-vous en votre nef et ne venez mais-hui à terre, car veci un petit signe pour vous. » Dont répondit le roi tout pourvument et sans délai : « Pourquoi ? Mais est un très bon signe pour moi, car la terre me désire[2]. » De cette réponse furent tous réjouis. Ainsi se logea le roi ce jour et la nuit, et encore lendemain tout le jour et toute la nuit[3], sur le sablon.

Entrementes on déchargea la navie des chevaux et de tout leur harnois, et eurent conseil là entre eux comment ils se pourroient maintenir. Si fit le roi deux maréchaux en son ost, l’un messire Godefroy de Harecourt, et l’autre, le comte de Warvich, et connétable, le comte d’Arondel ; et ordonna le comte de Hostidonne à demeurer sur leur navie, à cent hommes d’armes et quatre cents archers ; et puis eurent autre conseil comment ils chevaucheroient. Ils ordonnèrent leurs gens en trois batailles, dont l’une iroit d’un coté tout suivant la marine à destre, et l’autre à senestre, et le roi et le prince son fils iroient par terre au milieu ; et devoit toutes les nuits la bataille des maréchaux retraire au logis du roi. Si commencèrent à chevaucher et à aller ces gens d’armes, ainsi que ordonné étoit. Ceux qui s’en alloient par mer, selon la marine[4], prenoient toutes les nefs, petites et grands, qu’ils trouvoient, et les emmenoient avec eux. Archers et gens de pied alloient de côté, selon la marine, et roboient et pilloient et prenoient tout ce qu’ils trouvoient. Et tant allèrent et ceux de mer et ceux de terre[5] qu’ils vinrent à un bon port de mer et une forte ville que on appelle Barfleus, et la conquirent tantôt, car les bourgeois se rendirent, pour doute de mort[6]. Mais pour ce, ne demeura mie que toute la ville ne fût robée, et pris or, argent et riches joyaux ; car ils en trouvèrent si grand’foison, que garçons n’avoient cure de draps fourrés de vair ; et firent tous les hommes issir hors de leur ville et entrer ès vaisseaux avec eux, parcequ’ils ne vouloient mie que ces gens se pussent rassembler, pour eux gréver quand ils seroient passés outre.

  1. Michel de Northburgh, clerc, conseiller d’Édouard qu’il accompagnait dans cette expédition, rend compte dans une lettre des opérations de l’armée anglaise depuis son débarquement à La Hogue jusqu’à son arrivée devant Caen. Nous croyons devoir rapporter ici le fragment de cette lettre que nous a conservé Robert d’Avesbury, afin qu’on puisse comparer le récit de Northbury avec celui de Froissart.

    « Fait à remembrer qe notre seigneur le roi et son ost pristrent terre à Hogges de Seint-Vaal le XII jour de juyl, et pour deskiper ses chivaux et reposer lui et ses gentz et fourner payn, demurra illeosque tanqe al masdy1 proschein suaunt, et trova à les Hogges XI niefs des queux VIII avoient chastiel devaunt et derere, les queux homme fist ardre. Et le vendredy2, taunt comme le roi demurra, ascuns gentz alèrent à Barflet et quidoient aver trové plusours gentz et trovèrent nulles à regard et trovèrent illesqes IX niefs ove chastiels devaunt et derere, li bones craiers et aultres meindres vesseaux les queux fusrent auxint arz ; et fust la ville auxi boue et auxi graunde come la ville de Sandwyche. Et après qe les ditz gentz fusrent alez, les marineres ardirent la ville ; et sont arz plusours des bones villes et manoirs en la païs environ. Et le mardy3 qe le roy remua il ala à Valoignes et geust illeosques tout la nuiyt et trova des vitailles assetz. Et lendemayn remua un graunt journey tanqe à Pont d’Ove, quelle ceaux de la ville de Carentane debrusèrent. Et le roi le fist refaire mesme la nuyt, et passa lendemayn tanqe al dite ville de Carentane qe n’est fors qe entour une lieug Engleis del dit pount, la quelle ville est auxi grosse come Leycestre, où ils trovèrent vynes et vitailles graunt foison, et fust mult de la ville arz, pour riens qe le roi pourroit faire. Et le vendredy le roi ala et geust en villes campestres sour une ryver4 qe fust mal à passer. Et ceaux de la ville de Seint Lee debrusèrent le pount. Et le roy le fist refeare et passa lendemayn5 luy et soun ost et se herberga joynant à la ville. Et avoient tutz de la ville comencé d’afforcer la dite ville et attret à eaux mult des gentz d’armes d’avoir tenu de mesme la ville6 ; et s’en alèrent avaunt la venue de roy. Et trovèrent en la dite ville bien mil tonels de vyn et des aultres biens graunt foisoun ; et est la ville pluis grosse qe n’est Nichole. Et lendemayn le roy prist soun chemyn et geust à une Abbey et soun osl as villes campestres entour luy ; et chivachèrent les gentz de l’ost robbantz et destruyantz V ou VI leges enviroun toutz les jours et arderent en plusours lieux. Et la lundy le roy remua et se herberga à villes campestres et le marsdy auxint. Et le mesqerdy7 par temps vient devaunt la ville de Caame à houre de None, et avoit novelx qe graunt foisoun des gentz d’armez fusrent deintz la ville. Et le roy fist arraier ses batailles beals et grosses et maunda ascuns gentz à la ville de les veer et troverent le chastiel beal et fort ; et leinz fust l’Évesqe de BaIous, chivalers et gentz d’armes qui le teignent. En cele partie de la eawe est la ville mult biele et mult grosse et al un bout de la ville est une Abbey8 si noble come il peot estre, où William le conqueror gist ; et est fermé des murs et tours bataillés grauntz et fortz, en quelle Abbey nulle homme n’estoit. Et à l’autre bout de la ville un aultre noble Abbey des dames9 ; et nul homme ne fust demurraunt as ditz Abeies ne en la ville de cele part de l’eawe forsqe en le chastiel. Et les gentz de la ville fusrent trahez en la ville de l’autre part de l’eawe, où îe constable de Fraunce estoit et le chamberlayn de Tankerville q’est un mult graunt seigneur et plusours gentz, à la mountance de cinq ou six cents, et la comune de la ville. Et noz gentz de l’ost sauntz assent et saunz arraie assaillèrent le pount qe fust mult bien efforcé des bretages et barrers ; et avoient mult afeare ; et les Fraunceys défendèrent ledit pount fortement et à eaux portèrent mult bien devant qu’il peot estre pris sour eaux. Et adonqes fusrent pris les ditz constable et Chamberlain et al mountance de cent chivalers et des esquiers, six vingt ou sept vingt, et mortz chivalers, esquiers et aultres gentz de la ville graunt foisoun en les rues, mesons et ès gardeins : homme ne poet mye savoir quelle nombre des gentz de bien, parceo qu’ils fusrent tantost despoillez qe homme ne les purroit connustre. Et nul gentil homme mort de noz, fors qe une esquier qe fust blescé et morust deux jours après. Et fusrent trové en la ville, vines, vitailles et aultres biens et chateux sauns nombre ; et est la ville plus grosse qe nulle ville d’Engleterre hors pris Londres. Et quaunt le roi se remua de les Hogges, entour CC niefs demurrèrent, les queux alèrent à Rothemasse et alèrent et ardèrent la païs II lieges ou III deinz la terre, et pristrent plusours biens et amenèrent à lours niefs, et issint alèrent puis à Cherburgh où il y a une bone ville et fort chastiel et une beal Abbeie et noble, et ount arz ladite ville et l’Abbeie, et tout ount arz par toutz les costez sour la mear de Rothemasse à tanqe Hostrem sour la Havene de Caame q’amonte à six vingt lieges Engleis. Et est le nombre des niefs qu’ils ount arz soixante un de guerre od chastiel devaunt et derere, et vingt trois craiers, saunz aultres meindres vesseaux plusours de vingt un come de trente tonels de vyn. Et le jeofdy10 après ceoqe le roy fust venu devaunt Caance, ceaux de la cité de Bious demaundrent à notre seigneur le roy qu’ils se voudroient rendre à luy eaux et lour bille et luy faire homage ; meas il ne lez voleit resevre pour ascuns enchesouns et tanqe les purreit salver de domage. »

    1 En 1346, le 12 de juillet étoit un mercredi ; ainsi le mardi suivant était le 18.

    2 Le 14 juillet.

    3 Le 18 juillet.

    4 La Vire.

    5 Le samedi 22 juillet.

    6 Cette phrase ne présente aucun sens ; il y manque vraisemblablement quelques mots.

    7 Le 26 juillet.

    8 L’abbaye de Saint-Étienne de l’ordre de saint Benoît.

    9 L’abbaye de la Trinité.

    10 Le jeudi 27 juillet.

  2. C’est le mot de César : Je t’embrasse, ô terre d’Afrique !
  3. Édouard demeura plus long-temps à La Hogue.
  4. On doit vraisemblablement entendre ceci du comte de Huntingdon, qui, avec la flotte et les troupes qu’on lui avoit laissées, allait rasant les côtes et s’emparait de tous les vaisseaux qu’il rencontrait.
  5. Froissart paraît vouloir désigner ici le corps d’armée qui suivit les bords de la mer en prenant sur la gauche de La Hogue.
  6. Suivant la lettre de Northburgh, les habitans de Barfleur ne se rendirent point aux Anglais ; ils s’enfuirent à leur approche et abandonnèrent la ville : ainsi, ce que dit Froissart qu’ils furent embarqués sur la flotte anglaise pourrait bien être faux.