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CORRESPONDANCE

575. À LOUIS BOUILHET.
Mon vieux,

La nuit est belle. La mer plate comme un lac d’huile. Cette vieille Tanit brille, la machine souffle, le capitaine à côté de moi fume sur son divan, le pont est encombré d’Arabes qui vont à la Mecque, cachés dans leurs bournous blancs, la figure voilée et les pieds nus ; ils ressemblent à des cadavres dans leurs linceuls. Nous avons aussi des femmes avec leurs enfants. Tout cela, pêle-mêle, dort ou dégueule mélancoliquement, et le rivage de la Tunisie que nous côtoyons apparaît dans la brume. Nous serons demain à Tunis ; je ne vais pas me coucher afin de posséder une belle nuit complète. D’ailleurs l’impatience que j’ai de voir Carthage m’empêcherait de dormir.

Depuis Paris jusqu’à Constantine, c’est-à-dire depuis lundi jusqu’à dimanche, je n’ai pas échangé quatre paroles. Mais nous avons pris à Philippeville des compagnons assez aimables et je me livre à bord à des conversations passablement philosophiques et très indécentes.

J’ai revu à Marseille la fameuse maison où, il y a dix ans, j’ai connu Mme Foucaud[1]. Tout y est changé ! Le rez-de-chaussée, qui était un salon, est maintenant un bazar et il y a au premier un perruquier-coiffeur. J’ai été par deux fois m’y faire faire la barbe. Je t’épargne les commentaires

  1. Voir lettres nos 91, 149, 150.