Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0150
Franchement ! parle-moi franchement ! C’est là ton mot, et tu veux en même temps que je te ménage, dis-tu. Tu m’accuses d’être brutal et tu fais tout ce que tu peux pour me le rendre encore davantage. C’est une chose étrange et curieuse à la fois, pour un homme de bon sens, l’art que les femmes déploient pour vous forcer à les tromper ; elles vous rendent hypocrites malgré vous, et puis elles vous accusent d’avoir menti, de les avoir trahies. Eh bien, non ! ma pauvre chérie, je ne serai pas plus explicite que je l’ai été, parce qu’il me semble que je ne peux pas l’être plus. Je t’ai toujours dit toute la vérité et rien que la vérité. Si je ne peux pas venir à Paris comme tu le désires, c’est qu’il faut que je reste ici. Ma mère a besoin de moi ; la moindre absence lui fait mal. Sa douleur m’impose mille tyrannies inimaginables. Ce qui serait nul pour d’autres est pour moi beaucoup. Je ne sais pas envoyer promener les gens qui me prient avec un visage triste et les larmes dans les yeux. Je suis faible comme un enfant et je cède, parce que je n’aime pas les reproches, les prières, les soupirs. L’année dernière, par exemple, j’allais tous les jours en canot à la voile. Je n’y courais aucun risque, puisque, outre mon talent maritime, je suis un nageur de force assez remarquable. Eh bien, cette année, il lui a pris idée d’avoir de l’inquiétude. Elle ne m’a pas prié de ne plus me livrer à cet exercice qui pour moi et par les fortes marées, comme maintenant, est plein de charmes ; je coupe la lame qui me mouille en rebondissant sur les flancs de l’embarcation ; je laisse le vent enfler ma voile qui frissonne et bat avec des mouvements joyeux ; je suis seul, sans parler, sans penser, abandonné aux forces de la nature et jouissant à me sentir dominé par elles. Elle ne m’a rien dit là-dessus, dis-je. Néanmoins j’ai mis tout mon attirail au grenier, et il n’est pas de jour où je n’aie envie de le reprendre. Je n’en fais rien, pour éviter certaines allusions, certains regards ; voilà tout. C’est de même que, pendant dix ans, je me suis caché d’écrire pour m’épargner une raillerie possible. Il me faudrait un prétexte pour aller à Paris, et lequel ? Au voyage suivant, un second ; et ainsi de suite. N’ayant plus que moi qui la rattache à la vie, ma mère est toute la journée à se creuser la tête sur les malheurs et accidents qui peuvent me survenir. Quand j’ai besoin de quelque chose, je ne sonne pas, parce que si cela m’arrive je l’entends qui court toute haletante dans l’escalier, pour venir voir si je ne me trouve pas mal, si je n’ai pas une attaque de nerfs, etc. Aussi je suis, par là, je suis obligé de descendre chercher moi-même mon bois quand je n’en ai plus, mon tabac quand j’ai envie de fumer, ma bougie quand les miennes sont usées. Encore un coup, pauvre âme, je t’assure que si je pouvais non pas aller à Paris, mais y vivre avec toi, près de toi du moins, je le ferais. Mais… Mais… hélas ! Je me souviens qu’il [y] a dix ans environ, c’était une vacance ; nous étions tous au Havre. Mon père y apprit qu’une femme qu’il avait connue dans sa jeunesse, à dix-sept ans, y demeurait avec son fils, alors acteur au théâtre de cette ville (il l’est encore, au Gymnase, je crois). Il eut l’idée de l’aller revoir. Cette femme, d’une beauté célèbre dans son pays, avait été autrefois sa maîtresse. Il ne fit pas comme beaucoup de bourgeois auraient fait ; il ne s’en cacha pas : il était trop supérieur pour cela. Il alla donc lui faire visite. Ma mère et nous trois nous restâmes à pied, dans la rue, à l’attendre ; la visite dura près d’une heureuse (sic). Crois-tu que ma mère en fut jalouse et qu’elle en éprouva le moindre dépit ? Non ; et pourtant elle l’aimait, elle l’a aimé autant qu’une femme a jamais pu aimer un homme, et non pas quand ils étaient jeunes, mais jusqu’au dernier jour, après trente-cinq ans d’union. Pourquoi toi te blesses-tu par avance d’un mot de souvenir que j’ai l’intention d’envoyer à Mme Foucaud. Je fais plus que mon père, car je te mets en tiers dans notre conversation, qui se fait à travers l’Atlantique. Oui, je veux que tu lises ma lettre, si je lui en écris une, si tu le veux, si tu comprends d’avance le sentiment qui m’y porte. Tu trouves qu’il y a à cela de l’indélicatesse envers toi. Moi j’aurais cru le contraire : j’y aurais vu une marque de confiance peu commune. Je te livre tout mon passé ! Et cela t’irrite ! Je te dis : tiens, voilà ce que j’ai aimé, et c’est toi que j’aime. Cela te fait mal ! Ma parole d’honneur, il y a de quoi en perdre la tête.
J’ai reçu la boîte de carton, envoi de M. Du Camp. Je l’ai ouverte ; je ne sais pas pourquoi, mais un parfum de sentiment m’en est monté au cœur. Dans les plis du papier bleu qui recouvrait le dedans était resté quelque chose de tes doigts ; tout cela était bien arrangé, charmant. J’ai eu presque regret ensuite d’y avoir touché. Les fiancées, quand elles découvrent leur corbeille de noces, doivent éprouver quelque chose d’analogue, de moins fin peut-être. J’ai revu la pauvre branche de lierre avec les traces des gouttes de pluie de Mantes. Je me suis précipité sur le petit carnet et j’ai lu avidement toute la pièce, surtout le milieu, que je ne connaissais pas. Mais je me dépêchais ; j’avais peur d’être dérangé. C’était dans ma chambre de Rouen. Quand je vais avoir fini cette lettre, je vais m’y mettre et la prochaine fois je t’enverrai mes observations. Il y a un vers dont je me souviens, qui m’a joliment fait rire :
Je fais un triste buffle, va ! et la rime athlétique, qui vient après, n’est pas faite pour moi. Je suis de tempérament fort peu gaillard ; mais le corps se sent toujours un peu de l’âme, le gant prend le pli de la main. Au reste, il m’a semblé qu’il y avait de vraies belles choses.
Soigne ta pauvre gorge. Reste chez toi et chauffe-toi à outrance, et surtout ne m’écris plus de phrases pareilles à celle-ci : « Va à Dieppe, amuse-toi bien. » Justement je suis un homme qui m’amuse tant d’habitude que ça en ferait pleurer ceux qui pourraient en voir le fond. De qui diable veux-tu donc que je te parle, si ce n’est de Shakespeare, si ce n’est de ce qui me tient le plus au cœur ? Que j’aie, suivant ta remarque, plus d’imagination que de cœur, je le voudrais bien, mais j’en doute ; car je trouve, moi, que j’en ai très peu. Quand je considère mes plans d’un côté et l’Art de l’autre, je m’écrie comme les marins bretons : « Mon Dieu, que la mer est grande et que ma barque est petite ! » Est-il possible que tu me reproches jusqu’à l’innocente affection que j’ai pour un fauteuil ! Si je te parlais de mes bottes, je crois que tu en serais jalouse. Allons, va ! je t’aime bien tout de même et je te baise sur les lèvres, ma mignonne. Encore un baiser entre les deux seins, un sur chaque doigt. Soigne ta main et laisse-toi pousser les ongles plus longs ; tu sais que tu me l’as promis.
Adieu, adieu, mille chaudes caresses.