Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0151
Je vais envoyer à Rouen mon domestique porter la lettre pour Phidias, dans laquelle je lui envoie ses 2,500 francs. Je lui donnerai celle-ci ; tu l’auras ce soir. Je pense que tu es comme moi : tu aimes les nouvelles fraîches. Patiente encore un peu, ma chérie, et lis ceci : la commission s’assemble dans une douzaine de jours pour statuer de suite ce qu’il y a à faire. Je serais fort étonné si ce n’était pas notre ami qui fût chargé du travail. Donc, avant la fin du mois, j’irai passer à Paris une huitaine complète. Ce sera toujours cela, n’est-ce pas, quoique huit jours soient bien vite écoulés.
J’ai une peur atroce que mes drôles ne lambinent ; ils mettent dans cette affaire une lenteur, une incurie incroyables. Il faudra s’estimer heureux s’ils en finissent aussi vite qu’ils le disent (voilà neuf mois que ça dure, en six semaines tout aurait pu être bâclé). Ainsi, bientôt nous nous reverrons. Ce sera l’hiver ; mais nous trouverons bien tout de même un rayon de soleil pour faire une promenade au bois de Boulogne. Tu m’y montreras la petite retraite que tu y as découverte. S’il pleut, nous nous chaufferons à un grand feu, toi sur mes genoux et la tête penchée sur mon épaule. Tu vois que pendant que tu t’occupes à te tourmenter et à m’envoyer des reproches, je m’occupe de toi, de nous. J’ai fait cette semaine quelques démarches pour hâter la commission et pouvoir aller te rejoindre le plus tôt possible. Ce n’était peut-être pas très convenable de ma part ; mais n’importe. Il me semblait entendre ta voix derrière moi me crier dans l’oreille avec ta pétulance enfantine : « Mais va donc ! va donc ! dépêche-toi ! »
Tu veux que je te donne quelque chose qui m’appartienne depuis longtemps et dont je me sers habituellement. J’ai réfléchi. Je t’apporterai mon presse-papier et deux petites salières en émail dans lesquelles je mets de la poudre et des pains à cacheter. Ça a le mérite d’avoir passé de longs jours sur ma table. Ces objets ont été les témoins muets de bien des heures solitaires de ma vie ; qu’ils [le] soient pour toi maintenant, quand tu écriras ! qu’ils te rappellent ton ami !
Sais-tu que, si je voulais faire l’homme incompris, j’aurais beau jeu ? Dans ton petit mot d’avant-hier, tu me dis que tu es sûre que je ne t’ai jamais aimée, tandis que ton cœur t’affirme le contraire. À quoi bon ce mensonge que tu te fais à toi-même ? Est-ce que quand tu me regardes tu ne vois pas que je t’aime, dis ? Ose nier Le contraire ! Voyons, souris, embrasse-moi ; ne m’en veux plus de te parler de Shakespeare au lieu de moi. Il me semble que c’est plus intéressant, voilà tout. Et de quoi parlerait-on, encore une fois, si ce n’est de ce qui est la préoccupation exclusive de votre esprit ? Pour moi, je ne sais pas comment font pour vivre les gens qui ne sont pas du matin au soir dans un état esthétique. J’ai goûté plus qu’un autre les plaisirs de la famille, autant qu’un homme de mon âge, les joies des sens ; plus que beaucoup, celles de l’amour. Eh bien, jamais personne ne m’a donné une jouissance approchante à celles que m’ont fournies quelques morts illustres dont je lisais ou contemplais les œuvres.
Les trois plus belles choses que Dieu ait faites, c’est la mer, l’Hamlet et le Don Juan de Mozart. Que tout cela n’aille pas te fâcher, encore une fois ! Car ce reproche, de ta part à toi, n’est pas vrai. Il peut venir dans un moment d’irritation nerveuse ; mais il ne doit pas être permanent au fond de ton cœur.
Du Camp est toujours dans les bois, où il se promène à cheval et chasse le sanglier. J’attends de lui une lettre qui m’annonce son retour. Le voyage de Dieppe est, Dieu merci, manqué ; mais nous faisons presque tous les jours des promenades dans les environs. Il y a trois jours, nous avons rencontré une société dans laquelle se trouvaient deux dames, dont l’une avait un chapeau de paille pareil au tien. Tu ne saurais croire le singulier effet que j’en ai ressenti. Mais la figure n’était pas pareille à la tienne !
Je prendrai avec moi le carnet de Mantes. Nous le relirons ensemble. Je t’aime bien pour tout cet amour et pour tout ce talent que tu mets à mes pieds. Qu’ai-je donc fait pour mériter tant de richesses ? Jamais personne ne me comblera comme toi. Tu devrais être sûre, dans ta force, qu’une autre ne pourrait jamais atteindre à ta puissance.
Je ne te parle plus de cette estimable Mme Foucaud, puisque c’est un sujet qui te chagrine. Tu feras comme tu voudras.
Je me dépêche dans ce moment de lire un in-folio que l’on m’a envoyé de la bibliothèque royale.
C’est l’Historia Orientalis de Nottinger, un bouquin latin hérissé de grec que je n’entends pas toujours, et d’hébreu par-dessus lequel je passe. Il faut que je l’aie rendu d’ici à peu (c’est un mien ami qui l’a pris pour moi). C’est un livre assez curieux, et après la lecture duquel on peut faire l’érudit à bon marché, mais ce n’est [pas] pour cela que je l’ai pris. C’était pour voir différentes choses sur la religion des Arabes avant Mahomet, et pour m’initier à la composition des talismans. Si j’en trouve un pour me rendre invisible, je filerai de suite rue Fontaine-Saint-Georges, et j’entrerai te baiser à la barbe de l’Officiel.
Adieu cher amour, à toi, à toi.