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assez singulier aussi que des personnes auparavant très-voraces, s’accoutument bientôt à la sobriété que cette diete exige, & qu’elles contractent de l’indifférence & enfin même du dégoût pour les alimens ordinaires.

Nous ne parlons dans les deux observations précédentes que des sujets qui se réduisent à la diete lactée pour prévenir des maux dont ils sont menacés, & non pas pour remédier à des maux présens. Ces sujets doivent être considérés alors comme véritablement sains, & nous n’examinons encore que les effets du lait dans l’état sain.

Le lait pur, certains alimens solides, & quelques boissons assaisonnées avec le lait, tels que le ris, les œufs, le thé, le caffé, ont l’inconvénient très-commun de lâcher le ventre. Ces alimens, sur-tout ceux qui sont sous forme liquide, produisent cet effet par une espece de corruption qu’ils éprouvent dans les premieres voies, ils deviennent vraiment purgatifs par cette altération qui se démontre, & par la nature des rapports nidoreux qui s’élevent de l’estomac, & par des borborygmes & des légeres tranchées, & enfin par la mauvaise odeur des excrémens qui est exactement semblable à celle des évacuations excitées par une légere médecine. De toutes les boissons que nous mêlons ordinairement avec le lait, celle qui produit le moins communément cette espece de purgation, c’est le caffé au lait, soit que la petite quantité qu’on en prend en comparaison du thé au lait, par exemple, cause cette différence, soit que le caffé corrige véritablement le lait. Voyez Correctif.

L’effet dont nous venons de parler s’observe principalement sur les personnes robustes, agissantes, peu accoutumées au lait, & qui sont dans l’usage journalier des alimens & des boissons ordinaires, sur-tout de la grosse viande & du vin ; & ces personnes sont sensiblement affoiblies par cette opération de ces laitages. Les gens foibles, peu exercés au lait, ou ceux qui sont accoutumés au lait, & ceux enfin de quelque constitution qu’ils soient qui vivent de lait pour toute nourriture, sont au contraire ordinairement constipés par le lait ; & cet accident qui est principalement propre à la diete lactée, est un des principaux inconvéniens de cette diete.

En général le lait passe mieux, c’est-à-dire est mieux digéré, laisse mieux subsister l’état naturel & sain des organes de la digestion, lorsqu’on le prend pour toute nourriture, ou qu’on n’en combine l’usage qu’avec celui des farineux fermentés ou non-fermentés, tels que le pain, le ris, les pâtes d’italie, le sagou, &c. que lorsqu’on en use, sans cesser de tirer le fond de la nourriture des alimens ordinaires, même avec les exceptions vulgaires des assaisonnemens acides, des fruits cruds, des salades, &c. Cependant il y a encore en ceci une bisarrerie fort remarquable (quoique ces sortes de contradictions soient fort communes dans l’ordre des objets diététiques. Voyez Régime, Digestion, & presque tous les articles particuliers de diete de ce Dictionnaire ; l’article Concombre, par exemple) : il est très-ordinaire de voir des personnes qui dans un même jour, & souvent même dans un seul repas, se gorgent de viandes de toute espece, de vin, de salades, de fruits & de laitages, & qui digerent très-bien & cent fois de suite ce margouilli qui feroit frémir tout médecin raisonneur.

Le proverbe vulgaire, que le vin bu après le lait est salutaire, & que le lait bu après le vin est un poison, ne porte sur rien, si on l’explique in sensu abvio, & comme on l’entend communément ; c’est-à-dire qu’il n’est rien moins qu’observé qu’un mélange de vin & de lait affecte différemment l’esto-

mac, selon que l’une ou l’autre de ces liqueurs y est

versée la premiere. Il est très-sûr, au contraire, que ce mélange, dans quelque ordre qu’il soit fait, est toujours monstrueux aux yeux de la Médecine rationelle, & plus souvent nuisible qu’indifférent aux yeux de l’observation ; mais si ce dogme populaire signifie que le vin rémédie au mauvais effet que du lait pris de puis quelques heures a produit sur les premieres voies, & qu’au contraire du lait jetté dans un estomac n’a guere chargé de vin, y cause constamment un mal considérable ; alors il ne fait que trop promettre sur le premier chef, & il est conforme à l’expérience pour le second.

Il est facile de conclure de ce petit nombre d’observations sur les propriétés diététiques du lait dans l’état sain, que c’est un aliment suspect, peu analogue aux organes digestifs de l’adulte, & que l’art humain, l’éducation, l’habitude, n’ont pu faire adopter à la nature, comme elles ont naturalisé le vin, liqueur pourtant bien plus étrangere à l’homme que le lait des animaux ; & qu’ainsi un canon diététique sûr & incontestable, & qui suffit seul en cette matiere, c’est que les personnes qui n’ont point éprouvé leur estomac à ce sujet, ne doivent user de lait que dans le cas de nécessité, c’est-à-dire s’il arrivoit par hasard qu’elles manquassent dans quelque occasion particuliere d’autres alimens, ou si elles étoient menacées de quelques maladies que l’usage du lait peut prévenir. Mais comme il est peu d’hommes qui se soient toûjours conduits assez médicinalement pour avoir constamment usé de cette circonspection, & qu’ainsi chacun sait à-peu-près, par le souvenir des effets du lait sur son estomac, si c’est pour lui un aliment sain, mal-sain ou indifférent, & dans quelles circonstances il lui a fait du bien, du mal, ni bien ni mal ; cette expérience peut suffire à chacun pour s’observer convenablement à cet égard. Il faut se souvenir pourtant, il n’est pas inutile de le repéter, que pour toute personne qui n’est pas très accoutumée au lait, c’est toûjours un aliment suspect que celui-là, tant en soi, par sa propre nature, qu’à cause des altérations dont il est très-susceptible dans les premieres voies, par le mêlange des autres alimens ; & que ceci est vrai principalement des personnes vigoureuses & vivant durement, qui sont peut-être les seules qu’on puisse appeller vraiment saines, les sujets délicats, élevés mollement, étant par leur propre constitution dans un état de maladie habituelle. Cette importante distinction méritera encore plus de considération dans ce que nous allons dire de l’emploi du lait dans le cas de maladie.

Nous observons d’abord, sous ce nouvel aspect, que le lait est une de ces matieres que les Medecins appellent alimens médicamenteux. Voyez Médicament.

Les lois ou les canons thérapeutiques sur l’usage du lait, observés encore aujourd’hui, existent de toute ancienneté dans l’art ; ils sont renfermés dans un aphorisme d’Hippocrate, mille fois repété, & commenté par les auteurs anciens & modernes, depuis Galien & Celse, jusqu’aux écrivains de nos jours. Voici cet aphorisme : « Il est mal de donner le lait à ceux qui souffrent des douleurs de tête : il est mal aussi de le donner à ceux qui ont la fievre, à ceux qui ont les hyppocondres bouffis & murmurans, à ceux qui sont tourmentés de soif, à ceux qui rendent des déjections bilieuses, à ceux qui sont dans des fievres aiguës, & enfin à ceux qui ont subi des hémorrhagies considérables ; mais il est bon dans la phtisie lorsqu’il n’y a pas beaucoup de fievre ; dans les fievres longues & languissantes, c’est-à-dire dans les fievres lentes, & dans les extrèmes amaigrissemens ». Les anciens avoient aussi observé l’efficacité du lait contre l’ac-