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qu’il avoit placé sur son bouclier, & le tua. Dans la répartition des terres, on lui en accorda autant qu’il en voudroit ajoûter à ses domaines ; il ne demanda que ce qu’il en pourroit renfermer sous le jet d’un dard, & n’en retint que la moitié. Il prescrivit de bonnes lois à ses concitoyens. Après la paix, ils reclamerent l’autorité qu’ils lui avoient confiée, & il la leur résigna. Il mourut âgé de 70 ans, après avoir passé les dix dernieres années de sa vie dans la douce obscurité d’une vie privée. Il n’y a presque aucune vertu dont il n’ait mérité d’être loüé. Il montra surtout l’élévation de son ame dans le mépris des richesses de Crésus ; sa fermeté dans la maniere dont il apprit la mort imprévûe de son fils ; & sa patience, en supportant sans murmure les hauteurs d’une femme impérieuse.

Bias de Priene fut un homme rempli d’humanité ; il racheta les captives Messéniennes, les dota, & les rendit à leurs parens. Tout le monde sait sa réponse à ceux qui lui reprochoient de sortir les mains vuides de sa ville abandonnée au pillage de l’ennemi : j’emporte tout avec moi. Il fut orateur célebre & grand poëte. Il ne se chargea jamais d’une mauvaise cause ; il se seroit cru deshonoré, s’il eût employé sa voix à la défense du crime & de l’injustice. Nos gens de palais n’ont pas cette délicatesse. Il comparoit les sophistes aux oiseaux de nuit, dont la lumiere blesse les yeux. Il expira à l’audience entre les bras d’un de ses parens, à la fin d’une cause qu’il venoit de gagner.

Cléobule de Linde, ville de l’île de Rhodes, avoit été remarqué par sa force & par sa beauté, avant que de l’être par sa sagesse. Il alla s’instruire en Egypte. L’Egypte a été le séminaire de tous les grands hommes de la Grece. Il eut une fille appellée Eumétide ou Cléobuline, qui fit honneur à son pere. Il mourut âgé de 70 ans, après avoir gouverné ses citoyens avec douceur.

Périandre le dernier des sages, seroit bien indigne de ce titre, s’il avoit mérité la plus petite partie des injures que les historiens lui ont dites ; son grand crime, à ce qu’il paroît, fut d’avoir exercé la souveraineté absolue dans Corinthe : telle étoit l’aversion des Grecs pour tout ce qui sentoit le despotisme, qu’ils ne croyoient pas qu’un monarque pût avoir l’ombre de la vertu : cependant à travers leurs invectives, on voit que Périandre se montra grand dans la guerre & pendant la paix, & qu’il ne fut déplacé ni à la tête des affaires ni à la tête des armées ; il mourut âgé de 80 ans, la quatrieme année de la quarante huitieme olympiade : nous renvoyons à l’histoire de la Grece pour le détail de sa vie.

Nous pourrions ajoûter à ces hommes, Esope, Théognis, Phocilide, & presque tous les poëtes dramatiques ; la fureur des Grecs pour les spectacles donnoit à ces auteurs une influence sur le gouvernement, dont nous n’avons pas l’idée.

Nous terminerons cet abrégé de la philosophie politique des Grecs, par une question. Comment est-il arrivé à la plûpart des sages de Grece, de laisser un si grand nom après avoir fait de si petites choses ? il ne reste d’eux aucun ouvrage important, & leur vie n’offre aucune action éclatante ; on conviendra que l’immortalité ne s’accorde pas de nos jours à si bas prix. Seroit-ce que l’utilité générale qui varie sans cesse, étant toutefois la mesure constante de notre admiration, nos jugemens changent avec les circonstances ? Que falloit-il aux Grecs à-peine sortis de la Barbarie ? des hommes d’un grand sens, fermes dans la pratique de la vertu, au-dessus de la séduction des richesses & des terreurs de la mort, & c’est ce que leurs sages ont été : mais aujourd’hui c’est par d’autres qualités qu’on laissera de la réputation après soi ; c’est le génie & non la vertu qui fait nos grands hommes. La vertu obscure parmi nous n’a

qu’une sphere étroite & petite dans laquelle elle s’exerce ; il n’y a qu’un être privilégié dont la vertu pourroit influer sur le bonheur général, c’est le souverain ; le reste des honnêtes gens meurt, & l’on n’en parle plus : la vertu eut le même sort chez les Grecs dans les siecles suivans.

De la philosophie sectaire des Grecs. Combien ce peuple a changé ! du plus stupide des peuples, il est devenu le plus délié ; du plus féroce, le plus poli : ses premiers législateurs, ceux que la nation a mis au nombre de ses dieux, & dont les statues décorent ses places publiques & sont révérées dans ses temples, auroient bien de la peine à reconnoître les descendans de ces sauvages hideux qu’ils arracherent il n’y a qu’un moment du fond des forêts & des antres.

Voici le coup-d’œil sous lequel il faut maintenant considérer les Grecs sur-tout dans Athenes.

Une partie livrée à la superstition & au plaisir, s’échappe le matin d’entre les bras des plus belles courtisanes du monde, pour se répandre dans les écoles des philosophes & remplir les gymnases, les théatres & les temples ; c’est la jeunesse & le peuple : une autre, toute entiere aux affaires de l’état, médite de grandes actions & de grands crimes ; ce sont les chefs de la république, qu’une populace inquiete immole successivement à sa jalousie : une troupe moitié sérieuse & moitié folâtre passe son tems à composer des tragédies, des comédies, des discours éloquens & des chansons immortelles ; & ce sont les rhéteurs & les poëtes : cependant un petit nombre d’hommes tristes & querelleurs décrient les dieux, médisent des mœurs de la nation, relevent les sottises des grands, & se déchirent entre eux ; ce qu’ils appellent aimer la vertu & chercher la vérité ; ce sont les philosophes, qui sont de tems-en-tems persécutés & mis en fuite par les prêtres & les magistrats.

De quelque côté qu’on jette les yeux dans la Grece, on y rencontre l’empreinte du génie, le vice à côté de la vertu, la sagesse avec la folie, la mollesse avec le courage ; les Arts, les travaux, la volupté, la guerre & les plaisirs ; mais n’y cherchez pas l’innocence, elle n’y est pas.

Des barbares jetterent dans la Grece le premier germe de la Philosophie ; ce germe ne pouvoit tomber dans un terrein plus fécond ; bientôt il en sortit un arbre immense dont les rameaux s’étendant d’âge en âge & de contrées en contrées, couvrirent successivement toute la surface de la terre : on peut regarder l’Ecole Ionienne & l’Ecole de Samos comme les tiges principales de cet arbre.

De la secte Ionique. Thalès en fut le chef. Il introduisit dans la Philosophie la méthode scientifique, & mérita le premier d’être appelle philosophe, à prendre ce mot dans l’acception qu’il a parmi nous ; il eut un grand nombre de sectateurs ; il professa les Mathématiques, la Métaphysique, la Théologie, la Morale, la Physique, & la Cosmologie ; il regarda les phénomenes de la nature, les uns comme causes, les autres comme effets, & chercha à les enchaîner : Anaximandre lui succéda, Anaximene à Anaximandre, Anaxagoras à celui-ci, Diogene Apolloniate à Anaxagoras, & Archelaüs à Diogene. Voyez Ionienne, (Philosophie).

La secte ionique donna naissance au Socratisme & au Péripatétisme.

Du Socratisme. Socrate, disciple d’Archélaüs, Socrate qui fit descendre du ciel la Philosophie, se renferma dans la Métaphysique, la Théologie, & la Morale ; il eut pour disciples Xénophon, Platon, Aristoxène, Démétrius de Phalere, Panetius, Callisthene, Satyrus, Eschine, Criton, Cimon, Cebès, & Timon le misanthrope. Voy. l’art. Socratisme.

La doctrine de Socrate donna naissance au Cyrénaïsme sous Aristippe, au Megarisme sous Euclide,