L’Encyclopédie/1re édition/SOCRATIQUE, philosophie

◄  SOCQUEURS
SOCZOVA  ►

SOCRATIQUE, philosophie, ou Histoire de la philosophie de Socrate, (Hist. de la Philos.) le système du monde & les phénomenes de la nature avoient été, jusqu’à Socrate, l’objet de la méditation des philosophes. Ils avoient négligé l’étude de la morale. Ils croyoient que les principes nous en étoient intimement connus, & qu’il étoit inutile d’entretenir de la distinction du bien & du mal, celui dont la conscience étoit muette.

Toute leur sagesse se réduisoit à quelques sentences que l’expérience journaliere leur avoit dictées, & qu’ils débitoient dans l’occasion. Le seul Archélaüs avoit entamé dans son école la question des mœurs, mais sa méthode étoit sans solidité, & ses leçons furent sans succès. Socrate son disciple, né avec une grande ame, un grand jugement, un esprit porté aux choses importantes, & d’une utilité générale & premiere, vit qu’il falloit travailler par rendre les hommes bons, avant que de commencer à les rendre savans ; que tandis qu’on avoit les yeux attachés aux astres, on ignoroit ce qui se passoit à ses piés ; qu’à force d’habiter le ciel, on étoit devenu étranger dans sa propre maison ; que l’entendement se perfectionnoit peut-être, mais qu’on abandonnoit à elle-même la volonté ; que le tems se perdoit en spéculations frivoles ; que l’homme vieillissoit, sans s’être interrogé sur le vrai bonheur de la vie, & il ramena sur la terre la philosophie égarée dans les régions du soleil. Il parla de l’ame, des passions, des vices, des vertus, de la beauté & de la laideur morales, de la société, & des autres objets qui ont une liaison immédiate avec nos actions & notre félicité. Il montra une extréme liberté dans sa façon de penser. Il n’y eut aucune sorte d’intérêt ou de terreurs qui retînt la vérité dans sa bouche. Il n’écouta que l’expérience, la réflexion, & la loi de l’honnête ; & il mérita, parmi ceux qui l’avoient précédé, le titre de philosophe par excellence, titre que ceux qui lui succéderent ne lui ravirent point. Il tira nos ancêtres de l’ombre & de la poussiere, & il en fit des citoyens, des hommes d’état. Ce projet ne pouvoit s’exécuter sans péril, parmi des brigands intéresses à perpétuer le vice, l’ignorance & les préjugés. Socrate le savoit ; mais qui est-ce qui étoit capable d’intimider celui qui avoit placé ses espérances au-delà de ce monde, & pour qui la vie n’étoit qu’un lieu incommode qui le retenoit dans une prison, loin de sa véritable patrie ?

Xénophon & Platon, ses disciples, ses amis, les témoins & les imitateurs de sa vertu, ont écrit son histoire ; Xénophon avec cette simplicité & cette candeur qui lui étoient propres, Platon avec plus de faste & un attachement moins scrupuleux à la vérité. Un jour que Socrate entendoit réciter un des dialogues de celui-ci ; c’étoit, je crois, celui qu’il a intitulé le lysis : ô dieux, s’écria l’homme de bien, les beaux mensonges que le jeune homme a dit de moi !

Aristoxene, Démétrius de Phalere, Panetius, Calisthene, & d’autres s’étoient aussi occupés des actions, des discours, des mœurs, du caractere, & de la vie de ce philosophe, mais leurs ouvrages ne nous sont pas parvenus.

L’athénien Socrate naquit dans le village d’Alopé, dans la soixante & dix-septieme olympiade, la quatrieme année, & le sixieme de thargelion, jour qui fut dans la suite marqué plus d’une fois par d’heureux événemens, mais qu’aucun ne rendit plus mémorable que sa naissance. Sophronisque son pere, étoit statuaire, & Phinarete sa mere, étoit sage-femme. Sophronisque qui s’apperçut bien-tôt que les dieux ne lui avoient pas donné un enfant ordinaire, alla les consulter sur son éducation. L’oracle lui répondit, laisse-le faire, & sacrifie à Jupiter & aux muses. Le bon homme oublia le conseil de l’oracle, & mit le ciseau à la main de son fils. Socrate, après la mort de son pere, fut obligé de renoncer à son goût, & d’exercer par indigence une profession à laquelle il ne se sentoit point appellé ; mais entraîné à la méditation, le ciseau lui tomboit souvent des mains, & il passoit les journées appuyé sur le marbre.

Criton, homme opulent & philosophe, touché de ses talens, de sa candeur & de sa misere, le prit en amitié, lui fournit les choses nécessaires à la vie, lui donna des maîtres, & lui confia l’éducation de ses enfans.

Socrate entendit Anaxagoras, étudia sous Archélaüs, qui le chérit, apprit la musique de Damon, se forma à l’art oratoire auprès du sophiste Prodicus, à la poésie sur les conseils d’Evenus, à la géométrie avec Théodore, & se perfectionna par le commerce de Diotime & d’Aspasie, deux femmes dont le mérite s’est fait distinguer chez la nation du monde ancien la plus polie, dans son siecle le plus célebre & le plus éclairé, & au milieu des hommes du premier génie. Il ne voyagea point.

Il ne crut point que sa profession de philosophe le dispensât des devoirs périlleux du citoyen. Il quitta ses amis, sa solitude, ses livres, pour prendre les armes, & il servit pendant trois ans dans la guerre cruelle d’Athènes & de Lacédémone ; il assista au siege de Potidée à côté d’Alcibiade, où personne, au jugement de celui-ci, ne se montra ni plus patient dans la fatigue, la soif & la faim, ni plus serein. Il marchoit les piés nuds sur la glace ; il se précipita au milieu des ennemis, & couvrit la retraite d’Alcibiade, qui avoit été blessé, & qui seroit mort dans la mêlée. Il ne se contenta pas de sauver la vie à son ami ; après l’action, il lui fit adjuger le prix de bravoure, qui lui avoit été décerné. Il lui arriva plusieurs fois dans cette campagne de passer deux jours entiers de suite immobile à son poste, & absorbé dans la méditation. Les Athéniens furent malheureux au siege de Delium : Xénophon renversé de son cheval y auroit perdu la vie, si Socrate, qui combattoit à pié, ne l’eût pris sur ses épaules, & ne l’eût porté hors de l’atteinte de l’ennemi. Il marcha sous ce fardeau non comme un homme qui fuit, mais comme un homme qui compte ses pas & qui mesure le terrein. Il avoit le visage tourné à l’ennemi, & on lui remarquoit tant d’intrépidité, qu’on n’osa ni l’attaquer ni le suivre. Averti par son démon, ou le pressentiment secret de sa prudence, il délivra dans une autre circonstance Alcibiade & Lochès d’un danger dont les suites devinrent funestes à plusieurs. Il ne se comporta pas avec moins d’honneur au siege d’Amphipolis.

La corruption avoit gagné toutes les parties de l’administration des affaires publiques ; les Athéniens gémissoient sous la tyrannie ; Socrate ne voyoit à entrer dans la magistrature que des périls à courir, sans aucun bien à faire : mais il fallut sacrifier sa répugnance au vœu de sa tribu, & paroître au sénat. Il étoit alors d’un âge assez avancé ; il porta dans ce nouvel état sa justice & sa fermeté accoutumées. Les tyrans ne lui en imposerent point ; il ne cessa de leur reprocher leurs vexations & leurs crimes ; il brava leur puissance : falloit-il souscrire au jugement de quelque innocent qu’ils avoient condamné, il disoit je ne sais pas écrire.

Il ne fut pas moins admirable dans sa vie privée ; jamais homme ne fut né plus sobre ni plus chaste : ni les chaleurs de l’été, ni les froids rigoureux de l’hiver, ne suspendirent ses exercices. Il n’agissoit point sans avoir invoqué le ciel. Il ne nuisit pas même à ses ennemis. On le trouva toujours prêt à servir. Il ne s’en tenoit pas au bien, il se proposoit le mieux en tout. Personne n’eut le jugement des circonstances & des choses plus sûr & plus sain. Il n’y avoit rien dans sa conduite dont il ne pût & ne se complût à rendre raison. Il avoit l’œil ouvert sur ses amis ; il les reprenoit parce qu’ils lui étoient chers ; il les encourageoit à la vertu par son exemple, par ses discours ; & il fut pendant toute sa vie le modele d’un homme très-accompli & très-heureux. Si l’emploi de ses momens nous étoit plus connu, peut-être nous démontreroit-il mieux qu’aucun raisonnement, que pour notre bonheur dans ce monde, nous n’avons rien de mieux à faire que de pratiquer la vertu ; these importante qui comprend toute la morale, & qui n’a point encore été prouvée.

Pour réparer les ravages que la peste avoit faits, les Athéniens permirent aux citoyens de prendre deux femmes ; il en joignit une seconde par commisération pour sa misere, à celle qu’il s’étoit auparavant choisie par inclination. L’une étoit fille d’Aristide, & s’appelloit Mirtus, & l’autre étoit née d’un citoyen obscur, & s’appelloit Xantippe. Les humeurs capricieuses de celle-ci donnerent un long exercice à la philosophie de son époux. Quand je la pris, disoit Socrate à Antisthene, je connus qu’il n’y auroit personne avec qui je ne pusse vivre si je pouvois la supporter ; je voulois avoir dans ma maison quelqu’un qui me rappellât sans cesse l’indulgence que je dois à tous les hommes, & que j’en attens pour moi. Et à Lamprocle son fils : Vous vous plaignez de votre mere ! & elle vous a conçu, porté dans son sein, alaité, soigné, nourri, instruit, élevé ? A combien de périls ne l’avez-vous pas exposée ? combien de chagrins, de soucis, de soins, de travail, de peines ne lui avez-vous pas coûté ?… Il est vrai, elle a fait & souffert & plus peut-être encore que vous ne dites ; mais elle est si dure, si féroce… Lequel des deux, mon fils, vous paroît le plus difficile à supporter, ou de la férocité d’une bête, ou de la férocité d’une mere ?… Celle d’une mere… D’une mere ! la vôtre vous a-t-elle frappé, mordu, déchiré ? en avez-vous rien éprouvé de ce que les bêtes féroces font assez communément aux hommes ?… Non ; mais elle tient des propos qu’on ne digéreroit de personne, y allât-il de la vie… J’en conviens ; mais êtes-vous en reste avec elle ? & y a-t-il quelqu’un au monde qui vous eût pardonné les mauvais discours que vous avez tenus, les actions mauvaises, ridicules ou folles que vous avez commises, & tout ce qu’il a fallu qu’elle endurât de vous la nuit, le jour, à chaque instant depuis que vous êtes né, jusqu’à l’âge que vous avez ? Qui est-ce qui vous eût soigné dans vos infirmités comme elle ? Qui est ce qui eût tremblé pour vos jours comme elle ? Il arrive à votre mere de parler mal ; mais elle ne met elle-même aucune valeur a ce qu’elle dit : dans sa colere même vous avez son cœur : elle vous souhaite le bien. Mon fils, l’injustice est de votre côté. Croyez-vous qu’elle ne fût pas désolée du moindre accident qui vous arriveroit ?… Je le crois… Qu’elle ne se réduisît pas à la misere pour vous en tirer ?… Je le crois… Qu’elle ne s’arrachât pas le pain de la bouche pour vous le donner ?… Je le crois… Qu’elle ne sacrifiât pas sa vie pour la vôtre ?… Je le crois… Que c’est pour vous & non pour elle qu’elle s’adresse sans cesse aux dieux ?… Que c’est pour moi… Et vous la trouvez dure, féroce, & vous vous en plaignez. Ah, mon fils, ce n’est pas votre mere qui est mauvaise, c’est vous ! je vous le répete, l’injustice est de votre côté… Quel homme ! quel citoyen ! quel magistrat ! quel époux ! quel pere ! Moins Xantippe méritoit cet apologue, plus il faut admirer Socrate. Ah, Socrate, je te ressemble peu ; mais du-moins tu me fais pleurer d’admiration & de joie !

Socrate ne se croyoit point sur la terre pour lui seul & pour les siens ; il vouloit être utile à tous, s’il le pouvoit, mais sur-tout aux jeunes gens, en qui il espéroit trouver moins d’obstacles au bien. Il leur ôtoit leurs préjugés. Il leur faisoit aimer la vérité. Il leur inspiroit le goût de la vertu. Il fréquentoit les lieux de leurs amusemens. Il alloit les chercher. On le voyoit sans cesse au milieu d’eux, dans les rues, dans les places publiques, dans les jardins, aux bains, aux gymnases, à la promenade. Il parloit devant tout le monde ; s’approchoit & l’écoutoit qui vouloit. Il faisoit un usage étonnant de l’ironie & de l’induction ; de l’ironie, qui dévoiloit sans effort le ridicule des opinions ; de l’induction, qui de questions éloignées en questions éloignées, vous conduisoit imperceptiblement à l’aveu de la chose même qu’on nioit. Ajoutez à cela le charme d’une élocution pure, simple, facile, enjouée ; la finesse des idées, les graces, la légereté & la délicatesse particuliere à sa nation, une modestie surprenante, l’attention scrupuleuse à ne point offenser, à ne point avilir, à ne point humilier, à ne point contrister. On se faisoit honneur à tout moment de son esprit. « J’imite ma mere, disoit-il, elle n’étoit pas féconde ; mais elle avoit l’art de soulager les femmes fécondes, & d’amener à la lumiere le fruit qu’elles renfermoient dans leurs seins ».

Les sophistes n’eurent point un fléau plus redoutable. Ses jeunes auditeurs se firent insensiblement à sa méthode, & bien-tôt ils exercerent le talent de l’ironie & de l’induction d’une maniere très-incommode pour les faux orateurs, les mauvais poëtes, les prétendus philosophes, les grands injustes & orgueilleux. Il n’y eut aucune sorte de folie épargnée, ni celles des prêtres, ni celles des artistes, ni celles des magistrats. La chaleur d’une jeunesse enthousiaste & folâtre suscita des haines de tous côtés à celui qui l’instruisoit. Ces haines s’accrurent & se multiplierent. Socrate les méprisa ; peu inquiet d’être haï, joué, calomnié, pourvu qu’il fût innocent. Cependant il en devint la victime. Sa philosophie n’étoit pas une affaire d’ostentation & de parade, mais de courage & de pratique. Apollon disoit de lui : « Sophocle est sage, Euripide est plus sage que Sophocle ; mais Socrate est le plus sage de tous les hommes ». Les sophistes se vantoient de savoir tout ; Socrate, de ne savoir qu’une chose, c’est qu’il ne savoit rien. Il se ménageoit ainsi l’avantage de les interroger, de les embarrasser & de les confondre de la maniere la plus sûre & la plus honteuse pour eux. D’ailleurs cet homme d’une prudence & d’une expérience consommée, qui avoit tant écouté, tant lu, tant médité, s’étoit aisément apperçu que la vérité est comme un fil qui part d’une extrémité des ténebres & se perd de l’autre dans les ténebres ; & que dans toute question, la lumiere s’accroit par degrés jusqu’à un certain terme placé sur la longueur du fil délié, au-delà duquel elle s’affoiblit peu à peu & s’éteint. Le philosophe est celui qui sait s’arrêter juste ; le sophiste imprudent marche toujours, & s’égare lui-même & les autres : toute sa dialectique se resout en incertitudes. C’est une leçon que Socrate donnoit sans cesse aux sophistes de son tems, & dont ils ne profiterent point. Ils s’éloignoient de lui mécontens sans savoir pourquoi. Ils n’avoient qu’à revenir sur la question qu’ils avoient agitée avec lui, & ils se seroient apperçus qu’ils s’étoient laissés entraîner au-delà du point indivisible & lumineux, terme de notre foible raison.

On l’accusa d’impiété ; & il faut avouer que sa religion n’étoit pas celle de son pays. Il méprisa les dieux & les superstitions de la Grece. Il eut en pitié leurs mysteres. Il s’étoit élevé par la seule force de son génie à la connoissance de l’unité de la divinité, & il eut le courage de réveler cette dangereuse vérité à ses disciples.

Après avoir placé son bonheur présent & à venir dans la pratique de la vertu, & la pratique de la vertu dans l’observation des lois naturelles & politiques, rien ne fut capable de l’en écarter. Les événemens les plus fâcheux, loin d’étonner son courage, n’altérerent pas même sa sérénité. Il arracha au suplice les dix juges que les tyrans avoient condamnés. Il ne voulut point se sauver de la prison. Il apprit en souriant l’arrêt de sa mort. Sa vie est pleine de ces traits.

Il méprisa les injures. Le mépris & le pardon de l’injure qui sont des vertus du chrétien, sont la vengeance du philosophe. Il garda la tempérance la plus rigoureuse, rapportant l’usage des choses que la nature nous a destinées à la conservation & non à la volupté. Il disoit que moins l’homme a de besoins, plus sa condition est voisine de celle des dieux ; il étoit pauvre, & jamais sa femme ne put le déterminer à recevoir les présens d’Alcibiade & des hommes puissans dont il étoit honoré. Il regardoit la justice comme la premiere des vertus. Sa bienfaisance, semblable à celle de l’Etre suprème, étoit sans exception. Il détestoit la flatterie. Il aimoit la beauté dans les hommes & dans les femmes, mais il n’en fut point l’esclave : c’étoit un goût innocent & honnête, qu’Aristophane même, ce vil instrument de ses ennemis, n’osa pas lui reprocher. Que penserons-nous de la facilité & de la complaisance avec laquelle quelques hommes parmi les anciens & parmi les modernes ont reçu & répété contre la pureté de ses mœurs ? une calomnie que nous rougirions de nommer ; c’est qu’eux-mêmes étoient envieux ou corrompus. Serons-nous étonnés qu’il y ait eû de ces ames infernales ? Peut-être, si nous ignorions ce qu’un intérêt violent & secret inspire, voyez ce que nous dirons de son démon à l’article Théosophe.

Socrate ne tint point école, & n’écrivit point. Nous ne savons de sa doctrine que ce que ses disciples nous en ont transmis. C’est dans ces sources que nous avons puisé.

Sentimens de Socrate sur la divinité. Il disoit :

Si Dieu a dérobé sa nature à notre entendement, il a manifesté son existence, sa sagesse, sa puissance & sa bonté dans ses ouvrages.

Il est l’auteur du monde, & le monde est la complexion de tout ce qu’il y a de bon & de beau.

Si nous sentions toute l’harmonie qui regne dans l’univers, nous ne pourrions jamais regarder le hasard comme la cause de tant d’effets enchaînés partout, selon les lois de la sagesse la plus surprenante, & pour la plus grande utilité possible. Si une intelligence suprème n’a pas concouru à la disposition, a la propagation & à la conservation générale des êtres, & n’y veille pas sans cesse, comment arrive-t-il qu’aucun désordre ne s’introduit dans une machine aussi composée, aussi vaste ?

Dieu préside à tout : il voit tout en un instant ; notre pensée qui s’élance d’un vol instantané de la terre aux cieux ; notre œil qui n’a qu’à s’ouvrir pour appercevoir les corps placés à la plus grande distance, ne sont que de foibles images de la célérité de son entendement.

D’un seul acte il est présent à tout.

Les lois ne sont point des hommes, mais de Dieu. C’est lui proprement qui en condamne les infracteurs, par la voix des juges qui ne sont que ses organes.

Sentimens de Socrate sur les esprits. Ce philosophe remplissoit l’intervalle de l’homme à Dieu d’intelligences moyennes qu’il regardoit comme les génies tutélaires des nations : il permetroit qu’on les honorât : il les regardoit comme les auteurs de la divination.

Sentimens de Socrate sur l’ame. Il la croyoit préexistante au corps, & douée de la connoissance des idées éternelles. Cette connoissance qui s’assoupissoit en elle par son union avec le corps, se réveilloit avec le tems, & l’usage de la raison & des sens. Apprendre, c’étoit se ressouvenir ; mourir, c’étoit retourner à son premier état de félicité pour les bons, de châtiment pour les méchans.

Principes de la Philosophie morale de Socrate. Il disoit :

Il n’y a qu’un bien, c’est la science ; qu’un mal, c’est l’ignorance.

Les richesses & l’orgueil de la naissance sont les sources principales des maux.

La sagesse est la santé de l’ame.

Celui qui connoît le bien & qui fait le mal est un insensé.

Rien n’est plus utile & plus doux que la pratique de la vertu.

L’homme sage ne croira point savoir ce qu’il ignore.

La justice & le bonheur sont une même chose.

Celui qui distingua le premier l’utile du juste, fut un homme détestable.

La sagesse est la beauté de l’ame, le vice en est la laideur.

La beauté du corps annonce la beauté de l’ame.

Il en est d’une belle vie comme d’un beau tableau, il faut que toutes les parties en soient belles.

La vie heureuse & tranquille est pour celui qui peut s’examiner sans honte ; rien ne le trouble, parce qu’il ne se reproche aucun crime.

Que l’homme s’étudie lui-même, & qu’il se connoisse.

Celui qui se connoit échappera à bien des maux, qui attendent celui qui s’ignore ; il concevra d’abord qu’il ne sait rien, & il cherchera à s’instruire.

Avoir bien commencé, ce n’est pas n’avoir rien fait ; mais c’est avoir fait peu de chose.

Il n’y a qu’une sagesse, la vertu est une.

La meilleure maniere d’honorer les dieux, c’est de faire ce qu’ils ordonnent.

Il faut demander aux dieux en général ce qui nous est bon ; spécifier quelque chose dans sa priere, c’est prétendre à une connoissance qui leur est reservée.

Il faut adorer les dieux de son pays, & regler son offrande sur ses facultés ; les dieux regardent plus à la pureté de nos cœurs, qu’à la richesse de nos sacrifices.

Les lois sont du ciel ; ce qui est selon la loi, est juste sur la terre, & légitimé dans le ciel.

Ce qui prouve l’origine céleste des lois, telles que d’adorer les dieux, d’honorer ses parens, d’aimer son bienfaiteur, c’est que le châtiment est nécessairement attaché à leur infraction ; cette liaison nécessaire de la loi, avec la peine de l’infraction, ne peut être de l’homme.

Il faut avoir pour un pere trop sévere, la même obéissance qu’on a pour une loi trop dure.

L’atrocité de l’ingratitude est proportionnée à l’importance du bienfait ; nous devons à nos parens le plus important des biens.

L’enfant ingrat n’obtiendra ni la faveur du ciel, ni l’estime des hommes ; quel retour attendrai-je, moi, étranger, de celui qui manque aux personnes à qui il doit le plus ?

Celui qui vend aux autres sa sagesse pour de l’argent, se prostitue comme celui qui vend sa beauté.

Les richesses sont entre les mains de l’homme, sans la raison, comme sous lui un cheval fougueux, sans frein.

Les richesses de l’avare ressemblent à la lumiere du soleil, qui ne recrée personne après son coucher.

J’appelle avare celui qui amasse des richesses par des moyens vils, & qui ne veut point d’indigens pour amis.

La richesse du prodigue ne sert qu’aux adulateurs & aux prostitués.

Il n’y a point de fonds qui rende autant qu’un ami sincere & vertueux.

Il n’y a point d’amitié vraie, entre un méchant & un méchant, ni entre un méchant & un bon.

On obtiendra l’amitié d’un homme, en cultivant en soi les qualités qu’il estime en lui.

Il n’y a point de vertus qui ne puisse se perfectionner & s’accroître, par la reflexion & l’habitude.

Ce n’est ni la richesse, ni la naissance, ni les dignités, ni les titres, qui font la bonté de l’homme ; elle est dans ses mains.

L’incendie s’accroit par le vent, & l’amour par le commerce.

L’arrogance consiste à tout dire, & à ne vouloir rien entendre.

Il faut se familiariser avec la peine, afin de la recevoir quand elle viendra, comme si on l’avoit attendue.

Il ne faut point redouter la mort, c’est un assoupissement ou un voyage.

S’il ne reste rien de nous après la mort, c’est plutôt encore un avantage, qu’un inconvénient.

Il vaut mieux mourir honorablement, que vivre deshonoré.

Il faut se soustraire à l’incontinence, par la fuite.

Plus on est sobre, plus on approche de la condition des dieux, qui n’ont besoin de rien.

Il ne faut pas négliger la santé du corps, celle de l’ame en dépend trop.

La tranquillité est le plus grand des biens.

Rien de trop : c’est l’éloge d’un jeune homme.

Les hommes vivent pour manger, les bons mangent pour vivre.

Etre sage dans la haute prospérité, c’est savoir marcher sur la glace.

Le moyen le plus sûr d’être considéré, c’est de ne pas affecter de se montrer aussi bon que l’on est.

Si vous êtes un homme de bien, on aura autant de confiance en votre parole, qu’au serment.

Tournez le dos au calomniateur & au médisant, c’est quelque perversité qui le fait agir ou parler.

Principes de Socrate, sur la prudence domestique. Il disoit :

Celui qui saura gouverner sa maison, tirera parti de tout, même de ses ennemis.

Méfiez-vous de l’indolence, de la paresse, de la négligence ; evitez le luxe ; regardez l’agriculture comme la ressource la plus importante.

Il est des occupations sordides auxquelles il faut se refuser, elles avilissent l’ame.

Il ne faut pas laisser ignorer à sa femme ce qu’il lui importe de savoir, pour votre bonheur & pour le sien.

Tout doit être commun entre les époux.

L’homme veillera aux choses du dehors, la femme à celles du dedans.

Ce n’est pas sans raison que la nature a attaché plus fortement les meres aux enfans, que les peres.

Principes de la prudence politique de Socrate. Les vrais souverains, ce ne sont point ceux qui ont le sceptre en main, soit qu’ils le tiennent ou de la naissance, ou du hasard, ou de la violence, ou du consentement des peuples ; mais ceux qui savent commander.

Le monarque est celui qui commande à ceux qui se sont soumis librement à son obéissance ; le tyran, celui qui contraint d’obéir : l’un fait exécuter la loi, l’autre, sa volonté.

Le bon citoyen contribuera autant qu’il est en lui, à rendre la republique florissante pendant la paix, & victorieuse pendant la guerre ; il invitera le peuple à la concorde, s’il se souleve ; député chez un ennemi, il tentera toutes les voies honnêtes de conciliation.

La loi n’a point été faite pour les bons.

La ville la mieux gardée, est celle qui renferme le plus d’honnêtes gens : la mieux policée, celle où les magistrats agissent de concert : celle qu’il faut préférer à toutes, où la vertu a des récompenses assurées.

Habitez celle où vous n’obéirez qu’aux lois.

Ce seroit ici le lieu de parler des accusations qu’on intenta contre lui, de son apologie, & de sa mort ; mais ces choses sont écrites en tant d’endroits. Qui est-ce qui ignore qu’il fut le martyr de l’unité de Dieu ?

Après la mort de Socrate, ses disciples se jetterent sur sa robe & la déchirerent. Je veux dire qu’ils se livrerent à différentes parties de la philosophie, & qu’ils fonderent une multitude de sectes diverses, opposées les unes aux autres, qu’il faut regarder comme autant de familles divisées, quoiqu’elles avouassent toutes la même souche.

Les uns s’étoient approchés de Socrate, pour se disposer par la connoissance de la vérité, l’étude des mœurs, l’amour de la vertu, à remplir dignement les premiers emplois de la république auxquels ils étoient destinés : tel fut Xénophon.

D’autres, parmi lesquels on peut nommer Criton, lui avoient confié l’éducation de leurs enfans.

Il y en eut qui ne vinrent l’entendre que dans le dessein de se rendre meilleurs ; c’est ce qui arriva à Diodore, à Euthydème, à Euthere, à Aristarque.

Critias & Alcibiade lui furent attachés d’amitié. Il enseigna l’art oratoire à Lysias. Il forma les poëtes Evénus & Euripide. On croit même qu’il concourut avec ce dernier dans la composition des tragédies qui portent son nom.

Son disciple Aristippe fonda la secte cyrénaïque, Phédon l’éliaque, Euclide la mégarique, Platon l’académique, Anthistène la cynique.

Xénophon, Eschine, Criton, Simon & Cebès, se contenterent de l’honneur de l’avoir eu pour maître.

Xénophon naquit dans la quatre vingt-deuxieme olympiade. Socrate l’ayant rencontré dans une rue, comme il passoit, mis son bâton en travers, l’arrêta, & lui demanda où se vendoient les choses nécessaires à la vie. La beauté de Xénophon l’avoit frappé. Ce jeune homme fit à sa question une réponse sérieuse, selon son caractere. Socrate l’interrogeant une seconde fois, lui demanda s’il ne sauroit point où les hommes apprenoient à devenir bons. Xénophon déclarant son embarras par son silence & son maintien, Socrate lui dit : suivez moi, & vous le saurez. Ce fut ainsi que Xénophon devint son disciple. Ce n’est pas ici le lieu d’écrire l’histoire de Xénophon. Nous avons de lui la cyropédie, une apologie de Socrate, quatre livres des dits & des faits mémorables de ce philosophe, un banquet, un livre de l’économie, un dialogue sur la tyrannie, l’éloge d’Agésilas & la comparaison des républiques d’Athènes & de Lacédémone, ouvrages écrits avec une grande douceur de style, de la vérité, de la gravité & de la simplicité.

La maniere dont Eschine s’offrit à Socrate est d’une naïveté charmante. Il étoit pauvre : je n’ai rien, dit-il au philosophe dont il venoit prendre les leçons, qui soit digne de vous être offert ; & c’est-là ce qui me fait sentir ma pauvreté. Je n’ai que moi : voyez si vous me voulez. Quels que soient les présens que les autres vous aient faits, ils ont retenu par-devers eux plus qu’ils ne vous ont donné. Quant au mien, vous ne l’aurez pas plutôt accepté qu’il ne me restera plus rien. Vous m’offrez beaucoup, lui répondit Socrate, à moins que vous ne vous estimiez peu. Mais venez, je vous accepte. Je tâcherai que vous vous estimiez davantage, & de vous rendre à vous-même meilleur que je ne vous aurai reçu. Socrate n’eut point d’auditeur plus assidu ni de disciple plus zélé. Son sort le conduisit à la cour de Denis le tyran, qui en fit d’abord peu de cas. Son indigence fut une tache qui le suivit par-tout. Il écrivit quelques dialogues à la maniere de Socrate. Cet ouvrage arrêta les yeux sur lui. Platon & Aristippe rougirent du mépris qu’ils avoient affecté pour cet homme. Ils le recommanderent à Denis, qui le traita mieux. Il revint dans Athènes, où il trouva deux écoles florissantes établies. Platon enseignoit dans l’une, Aristippe dans l’autre. Il n’osa pas se montrer publiquement au milieu de ces deux philosophes. Il s’en tint à donner des leçons particulieres. Lorsqu’il se fut assuré du pain, par cette ressource, il se livra au barreau, où il eut du succès. Ménedeme lui reprochoit de s’être approprié des dialogues que Socrate avoit écrits, & que Xantippe lui avoit confiés. Ce reproche fait beaucoup d’honneur à Eschine. Il avoit bien singulierement saisi le caractere de son maître, puisque Ménedeme & Aristippe s’y trompoient. On remarque en effet, dans les dialogues qui nous restent d’Eschine, la simplicité, l’expression, les maximes, les comparaisons & toute la morale de Socrate.

Nous n’ajouterons rien à ce que nous avons dit de Criton, sinon qu’il ne quitta point Socrate pendant le tems de sa prison ; qu’il veilla à ce que les choses nécessaires ne lui manquassent pas ; que Socrate offensé de l’abus qu’on faisoit de la facilité de son caractere pour le tourmenter, lui conseilla de chercher quelque homme turbulent, méchant, violent, qui fît tête à ses ennemis, & que ce conseil lui réussit.

Simon étoit un corroyeur dont Socrate fréquentoit quelquefois la maison. Là, comme par-tout ailleurs, il parloit des vices, des vertus, du bon, du beau, du décent, de l’honnête, & le corroyeur l’écoutoit ; & le soir, lorsqu’il avoit quitté son ouvrage, il jettoit sur le papier les principales choses qu’il avoit entendues. Periclès fit cas de cet homme, il chercha à se l’attacher par les promesses les plus flatteuses : mais Simon lui répondit qu’il ne vendoit point sa liberté.

Cebès écrivit trois dialogues, dont il ne nous reste que le dernier, connu sous le nom du tableau. C’est un petit roman sur les goûts, les penchans, les préjugés, les mœurs des hommes, composé d’après une peinture qu’on voyoit dans le temple de Saturne. On y suppose les principes suivans.

Les ames ont préexisté aux corps. Un sort heureux ou malheureux les attend.

Elles ont un démon qui les inspire, dont la voix se fait entendre à elles, & qui les avertit de ce qu’elles ont à faire & à éviter.

Elles apportent avec elles un penchant inné à l’imposture, à l’erreur, à l’ignorance & au vice.

Ce penchant n’a pas la même force en toutes.

Il promet à tous les hommes le bonheur ; mais il les trompe & les perd. Il y a une condition vraie, & une condition fausse.

La poésie, l’art oratoire, la musique, la dialectique, l’arithmétique, la géometrie & l’astrologie, sont de l’érudition fausse.

La connoissance des devoirs & la pratique des vertus, sont la seule érudition vraie.

C’est par l’érudition vraie que nous échappons dans ce monde à la peine, & que nous nous préparons la félicité dans l’autre vie.

Cette félicité n’arrivera qu’à ceux qui auront bien vécu, ou qui auront expié leurs fautes.

C’est de ce séjour de délices qu’ils contempleront la folie & la misere des hommes. Mais ce spectacle ne troublera point leur jouissance. Ils ne peuvent plus souffrir.

Les méchans, au sortir de cette vie, trouveront le désespoir. Ils en seront saisis, & ils erreront ; jouets continuels des passions auxquelles ils se seront livrés.

Ce n’est point la richesse, mais l’érudition vraie qui rend l’homme heureux.

Il ne faut ni se fier à la fortune, ni trop estimer ses présens.

Celui qui croit savoir ce qu’il ignore, est dans une erreur qui l’empêche de s’instruire.

On met encore du nombre des disciples de Socrate, Timon le Misantrope. Cet homme crut qu’il fuyoit la société de ses semblables, parce qu’ils étoient méchans ; il se trompoit, c’est que lui-même n’étoit pas bon. Je n’en veux pas d’autre preuve, que la joie cruelle que lui causerent les applaudissemens que les Athéniens prodiguoient à Alcibiade ; & la raison qu’il en donna, le pressentiment du mal que ce jeune homme leur feroit un jour. Je ne hais pas les hommes, disoit-il, mais les bêtes féroces qui portent ce nom ; & qu’étois-tu toi-même, entre ces bêtre féroces, sinon la plus intraitable ce toutes ? Quel jugement porter de celui qui se sauve d’une ville, où Socrate vivoit, & où il y avoit une foule de gens de bien ; sinon qu’il étoit plus frappé de la laideur du vice, que touché des charmes de la vertu ? Ce caractere est mauvais. Quel spectacle plus grand & plus doux que celui d’un homme juste, grand, vertueux, au-dessus de toutes les terreurs & de toutes les séductions ! Les dieux s’inclinent du haut de leur demeure bienheureuse, pour le voir marcher sur la terre ; & le triste & mélancolique Timon détourne ses regards farouches, lui tourne le dos, & va, le cœur rempli d’orgueil, d’envie & de fiel, s’enfoncer dans une forêt.