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puisse être le siége de la goutte, & qui ne le devienne en effet par succession ou par bizarrerie de la maladie ; mais c’est alors un évenement extraordinaire. Elle se borne communément aux piés, aux mains, & à la hanche, qui sont les trois endroits par où elle a coûtume de débuter. C’est à raison de ces trois siéges ou de ces trois origines principales, que les Grecs lui ont donné des noms particuliers, composés du nom de la partie attaquée & du mot grec ἄγρα, qui signifie capture ou saisissement. Ainsi de ποδον, pié, ils ont fait ποδαγρα, podagre, c’est-à-dire saisissement du pié ou la goutte au pié ; de χείρ, main, ils ont fait χειραγρα, cheiragre, qui est la goutte à la main ; & d’ἴσχιον, hanche, ils ont fait ἴσχιαδα, sciatique, qui est la goutte à la hanche. Voyez Sciatique. Ils auroient pû multiplier les noms autant que les articulations, s’ils eussent été prodigues de choses inutiles, comme l’a entrepris Ambroise Paré. De ces trois grandes sources, & principalement de la podagre, la goutte par succession de tems, par bizarrerie ou par accident, se répand dans les autres articulations, qui deviennent sa proie par extension, ou conjointement, ou séparément ; mais elle n’est presque jamais reconnue pour telle, qu’après avoir débuté de l’une des trois manieres. Aussi Galien remarque-t-il, au sujet de l’aphorisme xxviij. de la sect. 6. que presqu’aucun goutteux ne le devient, qu’il n’ait commencé par être podagre.

La douleur dont l’excès surpasse quelquefois toute patience humaine, n’est pas le seul symptome de la goutte existante ; elle est encore accompagnée d’inquiétudes, d’insomnies, de legers frissons, de mouvemens de fievre, de petites sueurs, de dégoût des alimens, quelquefois de diarrhée, & d’une impuissance ou imbécillité de forces à la partie souffrante, telle qu’elle est incapable d’aucune fonction ou exercice, même quelque tems après la dissipation de la douleur. Ce qu’il y a de remarquable dans cette maladie, c’est que la douleur, à quelque degré qu’elle puisse monter, n’est jamais suivie de convulsions ni de mouvemens convulsifs, & que l’inflammation accompagnée de gonflement, de chaleur brûlante, de battemens, de tiraillemens, &c. ne tourne jamais en suppuration. A l’arrivée du gonflement la douleur diminue ; & quand le gonflement commence à se dissiper, tout se dissipe aussi : il ne reste plus qu’une demangeaison à la peau, dont l’épiderme jaunit peu-à peu, se seche, tombe par lambeaux ou par écailles ; & la partie reprend son état ordinaire, à la réserve qu’elle conserve pendant assez long-tems une couleur violette ou bleue semblable à la meurtrissure, qui succede à la rougeur au premier moment de la déclinaison, & qu’elle devient aussi quelquefois œdemateuse pour quelque tems.

Quoique la goutte, quand elle est nouvelle & d’un caractere benin, ne laisse aucune trace après l’acces parfaitement fini ; en vieillissant, ou lorsqu’elle est d’une mauvaise qualité, elle laisse sur les parties qu’elle attaque des depôts gypseux, tartareux, pierreux, qui usent peu à peu la peau, l’enflamment, & la percent pour se faire jour. Elle contourne aussi les os, les déplace, tuméfie leurs têtes, & détruit enfin, en s’invétérant, le mouvement des membres attaqués hors même le tems des paroxysmes.

Comme l’asthme, la goutte est une maladie intermittente de toute la vie, elle revient presque tous les ans, & souvent plusieurs fois dans la même année ; l’hyver, le printems, l’autonne, sont les tems de ses accès. Leur durée n’a rien de limite, quoiqu’Hippocrate, aphorisme xljx. sect. 6. la fixe à 40 jours. Les premiers ne sont souvent que d’un demi-jour, d’un jour, ou deux, ou trois, &c. ils deviennent plus longs à-mesure qu’ils se répetent ; enfin en vieillissant, ils durent les mois & les saisons

entieres ; de sorte que les vieux goutteux souffrent pendant les trois quarts de l’année, & n’ont de libre, encore très-imparfaitement, que le tems des plus fortes chaleurs de l’été. Les paroxysmes qui viennent pendant la maturité de l’âge, & dans les commencemens d’une goutte confirmée, sont les plus douloureux & les plus insupportables ; ils sont chacun composés d’autres petits paroxysmes de dix ou douze heures chaque jour ; les autres qui sont longs, & qui regardent l’âge le plus avancé, sont aussi composés d’autres paroxysmes chacun de plusieurs jours, pendant lesquels les douleurs se soûtiennent au même degré, mais moins insupportables que dans la vigueur de l’âge.

Outre les paroxysmes de la goutte qui reviennent périodiquement, les goutteux sont quelquefois exposés à des accès subits & irréguliers d’une douleur si vive, si véhémente, si intolérable, qui surprend quelque partie du corps, qu’elle jette le souffrant dans le desespoir, & qu’elle seroit capable de lui arracher la vie, si elle ne se dissipoit presqu’aussi brusquement qu’elle arrive. Ils sont aussi sujets à des petites douleurs vagues & irrégulieres indépendantes des accès qui durent plus ou moins, selon les circonstances, & qui peuvent menacer de quelque paroxysme surnuméraire ou de quelque anomalité, selon le siége qu’elle occupent.

Quand la goutte s’est une fois emparée d’un corps, elle y regne seule ordinairement ; les autres maladies en sont presque bannies ; & s’il s’en déclare quelqu’une, elle est fort suspecte d’être une goutte déguisée, à cause de la propriété qu’elle a d’affecter, comme un prothée, toutes sortes de formes. Celle qu’elle s’associe, & qui est sa compagne la plus ordinaire, c’est la pierre dans la vessie, & quelquefois les hémorrhoïdes ; comme si ce n’étoit pas assez d’elle seule pour tourmenter un malheureux goutteux, & qu’il fallût la réunion de deux autres terribles maladies pour achever de le desespérer.

Differences. Les articulations, principalement celles des extrémités, sont le siége naturel de la goutte réguliere qui vient d’être décrite ; mais il n’est aucune partie du corps, ni aucun viscere qui ne puisse le devenir dans son irrégularité. C’est pourquoi on distingue la goutte en réguliere & en irréguliere. Lorsque le levain ne se porte que sur les piés & les mains, comme sur son propre domaine, elle est parfaitement réguliere : lorsqu’il tombe sur les autres articulations, conjointement ou séparément, elle est imparfaitement réguliere ; & même irréguliere, selon quelques auteurs, quand elle affecte les articulations du tronc. Mais ce n’est pas-là la vraie irrégularité. La goutte irréguliere véritable, celle qui mérite le nom d’anomale, qu’on appelle aussi remontée, est celle qui attaque les visceres ou l’intérieur du corps, & qui fait autant de maladies différentes qu’elle afflige de parties, soit qu’elle s’y jette avant de tomber sur les articulations, soit qu’elle abandonne les articulations pour rentrer dans l’intérieur du corps. Il y a des apoplexies, des esquinancies, des fluxions de poitrine, des coliques goutteuses, &c. qui sont l’effet du levain goutteux qui se porte au cerveau, au gosier, sur le poumon, dans le bas-ventre, &c.

La goutte considérée en elle-même, est d’un bon ou d’un mauvais caractere, simple ou noüée : elle est d’un caractere benin, ou benigne, quand ses douleurs sont supportables, qu’elle occupe une petite étendue, qu’elle est bornée aux extrémités, & que les paroxysmes sont courts. Elle est d’un caractere malin, ou maligne, quand les souffrances sont excessives, qu’elle occupe plusieurs membres à-la-fois ou successivement, qu’elle menace l’intérieur en s’attachant au tronc ou à la tête, & que les paroxysmes sont si longs ou se répetent si souvent, qu’elle