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Je dirai plus : si, comme je le crois, il y a un grand nombre de chants qui n’ont qu’une seule bonne basse fondamentale possible, & si, comme je le crois encore, ce sont les plus agréables, peut-être en devra-t-on conclure que tout chant qui paroîtra également susceptible de plusieurs basses, est un chant de pure fantaisie, un chant métif, si on peut parler ainsi.

Mais dans la crainte d’avancer sur cette matiere des opinions qui pourroient paroître hasardées, je m’en tiens à la simple question que j’ai faite, & j’invite nos célebres artistes à nous apprendre si un même chant peut avoir plusieurs basses également bonnes. S’ils s’accordent sur la négative, il restera encore à expliquer pourquoi cette basse fondamentale (la seule vraiment convenable au chant, & qu’on peut regarder comme l’ayant suggéré), pourquoi, dis-je, cette basse échappe souvent à tant de musiciens qui lui en substituent une mauvaise ? On pourra répondre que c’est faute d’attention à ce guide secret, qui les a conduits, sans qu’ils s’en apperçussent, dans la composition de la mélodie. Si cette réponse ne satisfait pas entierement, la difficulté sera à-peu-près la même pour ceux qui nieroient que l’harmonie suggere la mélodie. En effet dans la supposition présente qu’un chant donné n’admet qu’une seule bonne basse, il faut nécessairement de deux choses l’une, ou que le chant suggere la basse, ou que la basse suggere le chant ; & dans les deux cas il sera également embarrassant d’expliquer pourquoi un musicien ne rencontre pas toûjours la véritable basse.

La question que nous venons de proposer sur la multiplicité des basses, n’est pas décidée par ce que nous avons dit plus haut d’après M. Rameau, que le chant sol ut peut avoir vingt basses fondamentales différentes : car ceux qui croiroient qu’un chant ne peut avoir qu’une seule basse fondamentale qui soit bonne, pourroient dire que de ces vingt basses fondamentales il n’y en a qu’une qui convienne au chant sol ut, relativement à ce qui précede & à ce qui suit. Mais, pourroit-on ajoûter, si l’on n’avoit que ce seul chant sol ut, quelle seroit la vraie basse fondamentale parmi ces vingt ? C’est encore un probleme que je laisse à décider aux Musiciens, & dont la solution ne me paroît pas aisée. La vraie basse fondamentale est-elle toûjours la plus simple de toutes les basses possibles, & quelle est cette basse la plus simple ? quelles sont les regles par lesquelles on peut la déterminer (car ce mot simple est bien vague) ? En conséquence n’est-ce pas s’écarter de la nature, que de joindre à un chant une basse différente de celle qu’il présente naturellement, pour donner à ce chant par le moyen de la nouvelle basse, une expression singuliere & détournée ? Voilà des questions dignes d’exercer les habiles artistes. Nous nous contentons encore de les proposer, sans entreprendre de les résoudre.

Au reste, soit que l’harmonie suggere ou non la mélodie, il est certain au moins qu’elle est le fondement de l’harmonie dans ce sens qu’il n’y a point de bonne mélodie, lorsqu’elle n’est pas susceptible d’une harmonie réguliere. Voy. Harmonie, Liaison, &c. M. Serre, dans son essai sur les principes de l’harmonie, Paris 1753, nous assûre tenir du célebre Geminiani le fait suivant : que lorsque ce grand musicien a quelque adagio touchant à composer, il ne touche jamais son violon ni aucun autre instrument ; mais qu’il conçoit & écrit d’abord une suite d’accords ; qu’il ne commence jamais par une simple succession de sons, par une simple mélodie ; & que s’il y a une partie qui dans l’ordre de ses conceptions ait le pas sur les autres, c’est bien plûtôt celle de la basse que toute autre ; & M. Rameau remarque que l’on a dit fort à-propos, qu’une basse

bien chantante nous annonce une belle musique. On peut remarquer en passant par ce que nous venons de rapporter de M. Geminiani, que non-seulement il regarde la mélodie comme ayant son principe dans une bonne harmonie, mais qu’il paroît même la regarder comme suggérée par cette harmonie. Une pareille autorité donneroit beaucoup de poids à cette opinion, si en matiere de science l’autorité étoit un moyen de décider. D’un autre côté il me paroît difficile, je l’avoue, de produire une musique de génie & d’enthousiasme, en commençant ainsi par la basse.

Mais parce que la mélodie a son fondement dans l’harmonie, faut-il avec certains auteurs modernes donner tout à l’harmonie, & préférer son effet à celui de la mélodie ? Il s’en faut bien que je le pense : pour une oreille que l’harmonie affecte, il y en a cent que la mélodie touche préférablement ; c’est une vérité d’expérience incontestable. Ceux qui soûtiendroient le contraire, s’exposeroient à tomber dans le défaut qui n’est que trop ordinaire à nos musiciens françois, de tout sacrifier à l’harmonie, de croire relever un chant trivial par une basse fort travaillée & fort peu naturelle, & de s’imaginer, en entassant parties sur parties, avoir fait de l’harmonie, lorsqu’ils n’ont fait que du bruit. Sans doute une basse bien faite soûtient & nourrit agréablement un chant ; alors, comme nous l’avons déjà dit, l’oreille la moins exercée qui les entend en même tems, est forcée de faire une égale attention à l’un & à l’autre, & son plaisir continue d’être un, parce que son attention, quoique portée sur différens objets, est toûjours une : c’est ce qui fait surtout le charme de la bonne musique italienne ; & c’est-là cette unité de mélodie dont M. Rousseau a si bien établi la nécessité dans la lettre sur la Musique françoise. C’est avec la même raison qu’il a dit au mot Accompagnement : Les Italiens ne veulent pas qu’on entende rien dans l’accompagnement, dans la basse, qui puisse distraire l’oreille de l’objet principal, & ils sont dans l’opinion que l’attention s’évanoüit en se partageant. Il en conclut très-bien, qu’il y a beaucoup de choix à faire dans les sons qui forment l’accompagnement, précisément par cette raison, que l’attention ne doit pas s’y porter : en effet parmi les différens sons que l’accompagnement doit fournir en supposant la basse bien faite, il faut du choix pour déterminer ceux qui s’incorporent tellement avec le chant, que l’oreille en sente l’effet sans être pour cela distraite du chant, & qu’au contraire l’agrément du chant en augmente. L’harmonie sert donc à nourrir un beau chant ; mais il ne s’ensuit pas que tout l’agrément de ce chant soit dans l’harmonie. Pour se convaincre bien évidemment du contraire, il n’y a qu’à joüer sur un clavecin la basse du chant bien chiffrée, mais dénuée de son dessus ; on verra combien le plaisir sera diminué, quoique le dessus soit réellement contenu dans cette basse. Concluons donc contre l’opinion que nous combattons, que l’expérience lui est absolument contraire ; & en convenant d’ailleurs des grands effets de l’harmonie dans certains cas, reconnoissons la mélodie dans la plûpart comme l’objet principal qui flate l’oreille. Préférer les effets de l’harmonie à ceux de la mélodie, sous ce prétexte que l’une est le fondement de l’autre, c’est à peu-près comme si on vouloit soûtenir que les fondemens d’une maison sont l’endroit le plus agréable à habiter, parce que tout l’édifice porte dessus.

Nous prions le lecteur de regarder ce que nous venons dire sur l’harmonie & sur la mélodie, comme un supplément au dernier chapitre du premier livre de nos Elémens de Musique ; supplément qui nous a paru nécessaire pour démêler ce qu’il peut