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régularité de la Terre & la similitude de ses méridiens. On suppose à la vérité dans ces observations que la ligne du zénith ou du fil-à-plomb (ce qui est la même chose) passe par l’axe de la Terre ; qu’elle est perpendiculaire à l’horison ; & que le méridien, c’est-à-dire le plan où le Soleil se trouve à midi, & qui passe par la ligne du zénith, passe aussi par l’axe de la Terre ; mais j’ai prouvé dans la troisieme partie de mes recherches sur le système du monde (& je crois avoir fait le premier cette remarque), qu’aucune de ces suppositions n’est démontrée rigoureusement, qu’il est comme impossible de s’assûrer par l’observation de la vérité de la premiere & de la troisieme, & qu’il est au moins extrèmement difficile de s’assûrer de la vérité de la seconde. Cependant il faut avoüer en même tems que ces trois suppositions étant assez naturelles, la seule difficulté ou l’impossibilité même d’en constater rigoureusement la vérité, n’est pas une raison pour les proscrire, sur-tout si les observations n’y sont pas sensiblement contraires. La question se réduit donc à savoir si la mesure du degré faite récemment en Italie, est une preuve suffisante de la dissimilitude des méridiens. Cette dissimilitude une fois avoüée, la Terre ne seroit plus un solide de révolution ; & non-seulement il demeureroit très-incertain si la ligne du zénith passe par l’axe de la Terre, & si elle est perpendiculaire à l’horison, mais le contraire seroit même beaucoup plus probable. En ce cas la direction du fil-à-plomb n’indiqueroit plus celle de la perpendiculaire à la surface de la Terre, ni celle du plan du méridien ; l’observation de la distance des étoiles au zénith ne donneroit plus la vraie mesure du degré, & toutes les opérations faites jusqu’à présent pour déterminer la figure de la Terre & la longueur du degré à différentes latitudes, seroient en pure perte. Cette question, comme l’on voit, mérite un sérieux examen ; envisageons-la d’abord par le côté physique.

Si la Terre avoit été primitivement fluide & homogene, la gravitation mutuelle de ses parties, combinée avec la rotation autour de son axe, lui eût certainement donné la forme d’un sphéroïde applati, dont tous les méridiens eussent été semblables : si la Terre eût été originairement formée de fluides de différentes densités, ces fluides cherchant à se mettre en équilibre entr’eux, se seroient aussi disposés de la même maniere dans chacun des plans qui auroient passé par l’axe de rotation du sphéroïde, & par conséquent les méridiens eussent encore été semblables. Mais est-il bien prouvé, dira-t-on, que la Terre ait été originairement fluide ? & quand elle l’eût été, quand elle eût pris la figure que cette hypothèse demandoit, est-il bien certain qu’elle l’eût conservée ? Pour ne point dissimuler ni diminuer la force de cette objection, appuyons-la encore avant que d’en apprétier la valeur, par la réflexion suivante. La fluidité du sphéroïde demande une certaine régularité dans la disposition de ses parties, régularité que nous n’observons pas dans la Terre que nous habitons. La surface du sphéroïde fluide devroit être homogene ; celle de la Terre est composée de parties fluides & de parties solides, différentes par leur densité. Les boulversemens évidens que la surface de la Terre a essuyés, boulversemens qui ne sont cachés qu’à ceux qui ne veulent pas les voir (& dont nous n’avons qu’une foible, mais triste image, dans celui que viennent d’éprouver Quito, le Portugal & l’Afrique), le changement évident des terres en mers & des mers en-terres, l’affaissement du globe en certains lieux, son exhaussement en d’autres, tout cela n’a-t-il pas dû altérer considérablement la figure primitive ? (Voy. Géographie physique, Terre, Tremblement de Terre, &c. la Géographie de Varenius, & le premier volume de l’Histoire naturelle de M. de

Buffon). Or la figure primitive de la Terre étant une fois altérée, & la plus grande partie de la Terre étant solide, qui nous assûrera qu’elle ait conservé aucune régularité dans la figure ni dans la distribution de ses parties ? Il seroit d’autant plus difficile de le croire, que cette distribution semble, pour ainsi dire, faite au hazard dans la partie que nous pouvons connoître de l’intérieur & de la surface de la Terre ? La circularité apparente de l’ombre de la Terre dans les éclipses de Lune, ne prouve autre chose sinon que les méridiens & l’équateur sont à-peu-près des cercles ; or il faut que l’équateur soit exactement un cercle, pour que les méridiens soient semblables. La circularité apparente de l’ombre ne prouve point que les méridiens soient des cercles exacts, puisque les mesures ont prouvé qu’ils n’en sont pas ; pourquoi prouveroit-elle la circularité parfaite de l’équateur ? Les mêmes hauteurs du pole observées, après avoir parcouru des distances égales sous différens méridiens, en partant de la même latitude, ne prouvent rien non plus, puisqu’il faudroit être certain qu’il n’y a point d’erreur commise ni dans la mesure terrestre, ni dans l’observation astronomique ; or l’on sait que les erreurs sont inévitables dans ces mesures & dans ces opérations. Enfin les regles de la navigation qui dirigent d’autant plus sûrement un vaisseau, qu’elles sont mieux pratiquées, prouvent seulement que la Terre est à-peu-près sphérique, & non que l’équateur est un cercle. Car la pratique la plus exacte de ces regles est elle-même sujette à beaucoup d’erreurs.

Voilà les raisons sur lesquelles on se fonde, pour douter de la régularité de la Terre que nous habitons, & même pour lui donner une figure irréguliere. Mais n’y auroit-il pas d’autres inconvéniens à admettre cette irrégularité ? La rotation uniforme & constante de la Terre autour de son axe, ne semble-t-elle pas prouver (comme l’ont déjà remarqué d’autres philosophes) que ses parties sont à-peu-près également distribuées autour de son centre ? Il est vrai que ce phénomene pourroit absolument avoir lieu dans l’hypothèse de la dissimilitude des méridiens, & de la densité irréguliere des parties de notre globe ; mais alors l’axe de la rotation de la Terre ne passeroit pas par son centre de figure, & le rapport entre la durée des jours & des nuits à chaque latitude, ne seroit pas tel que l’observation & le calcul le donne ; ou si on vouloit que l’axe de rotation passât par le centre de la Terre, comme les observations semblent le prouver, il faudroit supposer dans les parties irrégulieres du globe un arrangement particulier, dont la symmétrie seroit beaucoup plus singuliere & plus surprenante, que la similitude des méridiens ne pourroit l’être, sur-tout si cette similitude n’étoit que très-approchée, comme on le suppose dans les opérations astronomiques, & non absolument rigoureuse.

D’ailleurs les phénomenes de la précession des équinoxes, si bien d’accord avec l’hypothèse que les méridiens soient semblables, & que l’arrangement des parties de la Terre soit régulier, ne semblent-ils pas prouver qu’en effet cette hypothèse est légitime ? Ces phénomenes auroient-ils également lieu, si les parties extérieures de notre globe étoient disposées sans ordre & sans loi ? Car la précession des équinoxes venant uniquement de la non-sphéricité de la Terre, ces parties extérieures influeroient beaucoup sur la quantité & la loi de ce mouvement dont elles pourroient alors déranger l’uniformité. Enfin la surface de la Terre dans sa plus grande partie est fluide, & par conséquent homogene ; la matiere solide qui couvre le reste de cette surface, est presque par-tout peu différente en pesanteur de l’eau commune : n’est-il donc pas naturel de supposer que cette matiere solide fait à-peu-près le même effet