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sibles par une seule image les rapports de plusieurs idées. C’est du moins ainsi que les savans ont expliqué la fiction des sirenes, de la chimere, des centaures, &c, & de-là le genre monstrueux. Il est à présumer que les premiers hommes qui ont dompté les chevaux, ont donné l’idée des centaures ; que les hommes sauvages ont donné l’idée des satyres, les plongeurs l’idée des tritons, &c. Considéré comme symbole, ce genre de fiction a sa justesse & sa vraissemblance ; mais il a aussi ses difficultés, & l’imagination n’y est pas affranchie des regles des proportions & de l’ensemble, toûjours prises dans la nature.

Il a donc fallu que dans l’assemblage monstrueux de deux especes, chacune d’elles eût sa beauté, sa régularité spécifique, & formât de plus avec l’autre un tout que l’imagination pût réaliser sans déranger les lois du mouvement & les procédés de la nature. Il a fallu proportionner les mobiles aux masses & les suppôts aux fardeaux ; que dans le centaure, par exemple, les épaules de l’homme fussent en proportion avec la croupe du cheval ; dans les sirenes, le dos du poisson avec le buste de la femme ; dans le sphinx, les aîles & les serres de l’aigle avec la tête de la femme & avec le corps du lion.

On demande quelles doivent être ces proportions, & c’est peut-être le problème de dessein le plus difficile à résoudre. Il est certain que ces proportions ne sont point arbitraires, & que si dans le centaure du Guide, la partie de l’homme ou celle du cheval étoit plus forte ou plus foible, l’œil ni l’imagination ne s’y reposeroit pas avec cette satisfaction pleine & tranquille que leur cause un ensemble régulier. Il n’est pas moins vrai que la régularité de cet ensemble ne consiste pas dans les grandeurs naturelles de chacune de ses parties. On seroit choqué de voir dans le sphinx la tête délicate, & le cou délié d’une femme sur le corps d’un énorme lion, c’est donc au peintre à rapprocher les proportions des deux especes. Mais quelle est pour les rapprocher la regle qu’il doit se prescrire ? celle qu’auroit suivie la nature elle-même, si elle eût formé ce composé ; & cette supposition demande une étude profonde & réfléchie, un œil juste & bien exercé à saisir les rapports & à balancer les masses.

Mais ce n’est pas seulement dans le choix des proportions que le peintre doit se mettre à la place de la nature ; c’est sur-tout dans la liaison des parties, dans leur correspondance mutuelle & dans leur action réciproque ; & c’est à quoi les plus grands peintres eux-mêmes semblent n’avoir jamais pensé. Qu’on examine les muscles du corps de Pegase, de la renommée & des amours, & qu’on y cherche les attaches & les mobiles des aîles. Qu’on observe la structure du centaure, on y verra deux poitrines, deux estomacs, deux places pour les intestins ; la nature l’auroit-elle ainsi fait ? le Guide entraîné par l’exemple n’a pas corrigé cette absurde composition dans l’enlevement de Dejanire, le chef-d’œuvre de ce grand maître.

Pour passer du monstrueux au fantastique, le déréglement de l’imagination, ou, si l’on veut, la débauche du génie n’a eu que la barriere des convenances à franchir. Le premier étoit le mélange des especes voisines ; le second est l’assemblage des genres les plus éloignés & des formes les plus disparates, sans progressions, sans proportions, & sans nuances.

Lorsqu’Horace a dit :

Humano capiti cervicem pictor equinam
Jungere si velit, &c.


il a crû avec raison former un composé bien ridicule, mais ce composé n’est encore que dans le genre monstrueux ; c’est bien pis dans le fantastique. On

en voit mille exemples en sculpture & en peinture ; c’est une palme terminée en tête de cheval, c’est le corps d’une femme prolongé en console ou en pyramide ; c’est le cou d’une aigle replié en limaçon, c’est une tête de vieillard qui a pour barbe des feuilles d’achante ; c’est tout ce que le délire d’un malade lui fait voir de plus bisarre.

Que les dessinateurs se soient égayés quelquefois à laisser aller leur crayon pour voir ce qui résulteroit d’un assemblage de traits jettés au hasard, on leur pardonne ce badinage ; on voit même ces caprices de l’art avec une sorte de curiosité, comme les accidens de la nature ; & en cela quelques poëtes de nos jours ont imité les dessinateurs & les peintres. Ils ont laissé couler leur plume sans se prescrire d’autres regles que celle de la versification & de la langue, ne comptant pour rien le bon sens ; c’est ce que les François ont appellé amphigouri.

Mais ce que les poëtes n’ont jamais fait, & que les dessinateurs & les peintres n’ont pas dédaigné de faire, a été d’employer ce genre extravagant à la décoration des édifices les plus nobles. Nous n’en donnerons pour exemple que les desseins de Raphaël au vatican, où l’on voit une tête d’homme qui naît du milieu d’une fleur, un dauphin qui se termine en feuillage, un ours perché sur un parassol, un sphinx qui sort d’un rameau, un sanglier qui court sur des filets de pampre, &c. Ce genre n’a pas été inventé par les modernes, il étoit à la mode du tems de Vitruve, & voici comme il en fait le détail & la critique. lib. VII. v.

Item candelabra, ædicularum sustinentia figuras ; supra fastigia earum surgentes ex rudicibus, cum volutis, coliculi teneri plures, habentes in se, sine ratione, sedentia sigilla ; nec minùs étiam ex coliculis flores, dimidia habentes ex se exeuntia sigilla, alia humanis, alia bestiarum capitibus similia : hæc autem, nec sunt, nec fieri possunt, nec fuerunt… ad hæc falsa ridentes homines, non reprehendunt, sed delectantur ; neque animadvertunt si quid eorum fieri potest, necne.

Le grotesque de Calot n’est pas ce que nous avons entendu par le genre fantastique. Ce grand maître, en même tems qu’il donnoit des modeles de dessein d’une délicatesse, d’une correction, d’une élegance admirable, se joüoit ou dans le naturel ou dans le monstrueux à inventer des figures bisarres, mais régulieres. Ses démons sont dans la vraissemblance populaire, & ses nains dans l’ordre des possibles. C’est le Scarron du dessein. Voyez Grotesque, Burlesque, &c.

Le goût des contrastes que Messonier a porté si loin & que ses copistes ont gâté, comme il arrive dans tous les arts, quand un homme ordinaire veut être le singe d’un homme original ; ce goût n’est pas moins éloigné du genre fantastique. Messonier en évitant sa symmétrie, a merveilleusement observé l’équilibre des masses, les proportions & les convenances. Ce sont les caprices de la nature qu’il a voulu peindre ; mais dans ses caprices mêmes il l’a imitée en beau. Voyez Symmétrie & Contraste.

De ce que nous venons de dire des quatre genres de fiction que nous avons distingués, il résulte que le fantastique n’est supportable que dans un moment de folie, & qu’un artiste qui n’auroit que ce talent n’en auroit aucun ; que le monstrueux ne peut avoir que le mérite de l’allégorie, & qu’il a du côté de l’ensemble & de la correction du dessein, des difficultés qu’on ne peut vaincre qu’en oubliant les modeles de l’art & en se créant une nouvelle nature ; que l’exagéré n’est rien dans le physique seul, & que dans l’assemblage du physique & du moral, il tombe dans des disproportions choquantes & inévitables ; qu’en un mot la fiction qui se dirige au parfait, ou la fiction en beau, est le seul genre satisfaisant pour le