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pratiques les plus folles & les plus abominables ; ils alloient ordinairement sur le tombeau de ceux dont ils vouloient évoquer les manes ; ou plûtôt, selon Suidas, ils s’y laissoient conduire par un bélier qu’ils tenoient par les cornes, & qui ne manquoit pas, dit cet auteur, de se prosterner dès qu’il y étoit arrivé. On faisoit là plusieurs cérémonies, que Lucain nous a décrites en parlant de la fameuse magicienne nommée Hermonide ; on sait ce qu’il en dit :

Pour des charmes pareils elle garde en tous lieux
Tout ce que la nature enfante d’odieux ;
Elle mêle à du sang qu’elle puise en ses veines,
Les entrailles d’un lynx, &c.

Dans les évocations de cette espece, on ornoit les autels de rubans noirs & de branches de cyprès ; on y sacrifioit des brebis noires : & comme cet art fatal s’exerçoit la nuit, on immoloit un coq, dont le chant annonce la lumiere du jour, si contraire aux enchantemens. On finissoit ce lugubre appareil par des vers magiques, & des prieres qu’on récitoit avec beaucoup de contorsions. C’est ainsi qu’on vint à bout de persuader au vulgaire ignorant & stupide, que cette magie avoit un pouvoir absolu, non-seulement sur les hommes, mais sur les dieux mêmes, sur les astres, sur le soleil, sur la lune, en un mot, sur toute la nature. Voilà pourquoi Lucain nous dit :

L’univers les redoute, & leur force inconnue
S’éleve impudemment au-dessus de la nue ;
La nature obéit à ses impressions,
Le soleil étonné sent mourir ses rayons,
. . . . . . . . . . . . . . . .
Et la lune arrachée à son throne superbe,
Tremblante, sans couleur, vient écumer sur l’herbe.

Personne n’ignore qu’il y avoit dans le paganisme différentes divinités, les unes bienfaisantes & les autres malfaisantes, à qui les magiciens pouvoient avoir recours dans leurs opérations. Ceux qui s’adressoient aux divinités malfaisantes, professoient la magie goétique, ou sorcelerie dont je viens de parler. Les lieux soûterreins étoient leurs demeures ; l’obscurité de la nuit étoit le tems de leurs évocations ; & des victimes noires qu’ils immoloient, répondoient à la noirceur de leur art.

Tant d’extravagances & d’absurdités établies chez des nations savantes & policées, nous paroissent incroyables ; mais indépendamment du retour sur nous-mêmes, qu’il seroit bon de faire quelquefois, l’étonnement doit cesser, dès qu’on considere que la magie & la théologie payenne se touchoient de près, & qu’elles émanoient l’une & l’autre des mêmes principes. Voyez Magie, Goétie, Manes, Lémures, Enchantemens, &c. Article de M. le Chevalier de Jaucourt.

Evocation, (Jurisprud.) est appellée en Droit litis translatio ou evocatio ; ce qui signifie un changement de juges, qui se fait en ôtant la connoissance d’une contestation à ceux qui devoient la juger, selon l’ordre commun, & donnant à d’autres le pouvoir d’en decider.

Plutarque, en son traité de l’amour des peres, regarde les Grecs comme les premiers qui inventerent les évocations & les renvois des affaires à des siéges étrangers ; & il en attribue la cause à la défiance que les citoyens de la même ville avoient les uns des autres, qui les portoit à chercher la justice dans un autre pays, comme une plante qui ne croissoit pas dans le leur.

Les lois romaines son contraires à tout ce qui dérange l’ordre des jurisdictions, & veulent que les parties puissent toûjours avoir des juges dans leur province, comme il paroît par la loi juris ordinem, au code de jurisdict, omn. jud. & en l’auth. si verò,

cod. de jud. ne provinciales recedentes à patriâ, ad longinqua trahantur examina. Leur motif étoit que souvent l’on n’évoquoit pas dans l’espérance d’obtenir meilleure justice, mais plûtôt dans le dessein d’éloigner le jugement, & de contraindre ceux contre lesquels on plaidoit, à abandonner un droit légitime, par l’impossibilité d’aller plaider à 200 lieues de leur domicile : commodiùs est illis (dit Cassiodore, lib. VI. c. xxij.) causam perdere, quàm aliquid per talia dispendia conquirere, suivant ce qui est dit en l’auth. de appellat.

Les Romains considéroient aussi qu’un plaideur faisoit injure à son juge naturel, lorsqu’il vouloit en avoir un autre, comme il est dit en la loi litigatores, in principio, ff. de recept. arbitr.

Il y avoit cependant chez eux des juges extraordinaires, auxquels seuls la connoissance de certaines matieres étoit attribuée ; & des juges pour les causes de certaines personnes qui avoient ce qu’on appelloit privilegium fori, aut jus revocandi domum.

Les empereurs se faisoient rendre compte des affaires de quelques particuliers, mais seulement en deux cas ; l’un, lorsque les juges des lieux avoient refusé de rendre justice, comme il est dit en l’authentique ut differant judices, c. j. & en l’authentique de quæstore, §. super hoc ; l’autre, lorsque les veuves, pupilles & autres personnes dignes de pitié, demandoient elles-mêmes l’évocation de leur cause, par la crainte qu’elles avoient du crédit de leur partie.

Capitolin rapporte que Marc Antonin, surnommé le philosophe, loin de dépouiller les juges ordinaires des causes des parties, renvoyoit même celles qui le concernoient, au sénat.

Tibere vouloit pareillement que toute affaire, grande ou petite, passât par l’autorité du sénat.

Il n’en fut pas de même de l’empereur Claude, à qui les historiens imputent d’avoir cherché à attirer à lui les fonctions des magistrats, pour en retirer profit.

Il est parlé de lettres évocatoires dans le code théodosien & dans celui de Justinien, au titre de decurionibus & silentiariis ; mais ces lettres n’étoient point des évocations, dans le sens où ce terme se prend parmi nous : c’étoient proprement des congés que le prince donnoit aux officiers qui étoient en province, pour venir à la cour ; ce que l’on appelloit evocare ad comitatum.

Il faut entendre de même ce qui est dit dans la novelle 151 de Justinien : ne decurio aut cohortalis perducatur in jus, citrà jussionem principis. Les lettres évocatoires que le prince accordoit dans ce cas, étoient proprement une permission d’assigner l’officier, lequel ne pouvoit être autrement assigné en jugement, afin qu’il ne fût pas libre à chacun de le distraire trop aisément de son emploi.

En France les évocations trop fréquentes, & faites sans cause légitime, ont toûjours été regardées comme contraires au bien de la justice ; & les anciennes ordonnances de nos rois veulent qu’on laisse à chaque juge ordinaire la connoissance des affaires de son district. Telles sont entr autres celles de Philippe-le-Bel, en 1302 ; de Philippe de Valois, en 1344 ; du roi Jean, en 1351 & 1355 ; de Charles V. en 1357 ; de Charles VI. en 1408, & autres postérieurs.

Les ordonnances ont aussi restraint l’usage des évocations à certains cas, & déclarent nulles toutes les évocations qui seroient extorquées par importunité ou par inadvertance, contre la teneur des ordonnances.

C’est dans le même esprit que les causes sur lesquelles l’évocation peut être fondée, doivent être mûrement examinées, & c’est une des fonctions principales du conseil. S’il y a lieu de l’accorder, l’affaire est renvoyée ordinairement à un autre tribunal ; &