L’Encyclopédie/1re édition/MAGIE

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MAGIE, science ou art occulte qui apprend à faire des choses qui paroissent au-dessus du pouvoir humain.

La magie, considérée comme la science des premiers mages, ne fut autre chose que l’étude de la sagesse : pour lors elle se prenoit en bonne part, mais il est rare que l’homme se renferme dans les bornes du vrai, il est trop simple pour lui. Il est presqu’impossible qu’un petit nombre de gens instruits, dans un siecle & dans un pays en proie à une crasse ignorance, ne succombent bien-tôt à la tentation de passer pour extraordinaires & plus qu’humains : ainsi les mages de Chaldée & de tout l’orient, ou plutôt leurs disciples (car c’est de ceux-ci que vient d’ordinaire la dépravation dans les idées), les mages, dis-je, s’attacherent à l’astrologie, aux divinations, aux enchantemens, aux maléfices ; & bientôt le terme de magie devint odieux, & ne servit plus dans la suite qu’à désigner une science également illusoire & méprisable : fille de l’ignorance & de l’orgueil, cette science a dû être des plus anciennes ; il seroit difficile de déterminer le tems de son origine, ayant pour objet d’alleger les peines de l’humanité, elle a pris naissance avec nos miseres. Comme c’est une science ténébreuse, elle est sur son trône dans les pays où regnent la barbarie & la grossiereté. Les Lapons, & en général les peuples sauvages cultivent la magie, & en font grand cas.

Pour faire un traité complet de magie, à la considérer dans le sens le plus étendu, c’est-à-dire dans tout ce qu’elle peut avoir de bon & de mauvais, on devroit la distinguer en magie divine, magie naturelle & magie surnaturelle.

1°. La magie divine n’est autre chose que cette connoissance particuliere des plans, des vûes de la souveraine sagesse, que Dieu dans sa grace revele aux saints hommes animés de son esprit, ce pouvoir surnaturel qu’il leur accorde de prédire l’avenir, de faire des miracles, & de lire, pour ainsi dire, dans le cœur de ceux à qui ils ont à faire. Il fut de tels dons, nous devons le croire ; si même la Philosophie ne s’en fait aucune idée juste, éclairée par la foi, elle les revere dans le silence. Mais en est-il encore ? je ne sai, & je croi qu’il est permis d’en douter. Il ne dépend pas de nous d’acquérir cette desirable magie ; elle ne vient ni du courant ni du voulant ; c’est un don de Dieu.

2°. Par la magie naturelle, on entend l’étude un peu approfondie de la nature, les admirables secrets qu’on y découvre ; les avantages inestimables que cette étude a apportés à l’humanité dans presque tous les arts & toutes les sciences ; Physique, Astronomie, Médecine, Agriculture, Navigation, Méchanique, je dirai même Éloquence ; car c’est à la connoissance de la nature & de l’esprit humain en particulier & des ressorts qui le remuent, que les grands maîtres sont redevables de l’impression qu’ils font sur leurs auditeurs, des passions qu’ils excitent chez eux, des larmes qu’ils leur arrachent, &c. &c. &c.

Cette magie très-louable en elle-même, fut poussée assez loin dans l’antiquité : il paroît même par le feu grégeois, & quelques autres découvertes dont les auteurs nous parlent, qu’à divers égards les anciens nous ont surpassés dans cette espece de magie ; mais les invasions des peuples du Nord lui firent éprouver les plus funestes révolutions, & la replongerent dans cet affreux cahos dont les sciences & les beaux arts avoient eu tant de peine à sortir dans notre Europe.

Ainsi, bien des siecles après la sphere de verre d’Archimede, la colombe de bois volante d’Architras, les oiseaux d’or de l’empereur Léon qui chantoient, les oiseaux d’airain de Boëce qui chantoient & qui voloient, les serpens de même matiere qui siffloient, &c. il fut un pays en Europe (mais ce n’étoit ni le siecle ni la patrie de Vaucanson) il fut, dis-je, un pays dans lequel on fut sur le point de bruler Brioché & ses marionnettes. Un cavalier françois qui promenoit & faisoit voir dans les foires une jument qu’il avoit eu l’habileté de dresser à répondre exactement à ses signes, comme nous en avons tant vûs dans la suite, eut la douleur en Espagne de voir mettre à l’inquisition un animal qui faisoit toute sa ressource, & eut assez de peine à se tirer lui-même d’affaire. On pourroit multiplier sans nombre les exemples de choses toutes naturelles, que l’ignorance a voulu criminaliser & faire passer pour les actes d’une magie noire & diabolique : à quoi ne furent pas exposés ceux qui les premiers oserent parler d’antipodes & d’un nouveau monde ?

Mais nous reprenons insensiblement le dessus, & l’on peut dire qu’aux yeux mêmes de la multitude, les bornes de cette prétendue magie naturelle se rétrécissent tous les jours ; parce qu’éclairés du flambeau de la Philosophie, nous faisons tous les jours d’heureuses découvertes dans les secrets de la nature, & que de bons systèmes soutenus par une multitude de belles expériences annoncent à l’humanité dequoi elle peut être capable par elle-même & sans magie. Ainsi la boussole, les thélescopes, les microscopes, &c. & de nos jours, les polypes, l’électricité ; dans la Chimie, dans la Méchanique & la Statique, les découvertes les plus belles & les plus utiles, vont immortaliser notre siecle ; & si l’Europe retomboit jamais dans la barbarie dont elle est enfin sortie, nous passerons chez de barbares successeurs pour autant de magiciens.

3°. La magie surnaturelle est la magie proprement dite, cette magie noire qui se prend toujours en mauvaise part, que produisent l’orgueil, l’ignorance & le manque de Philosophie : c’est elle qu’Agrippa comprend sous les noms de cœlestialis & ceremonialis ; elle n’a de science que le nom, & n’est autre chose que l’amas confus de principes obscurs, incertains & non démontrés, de pratiques la plûpart arbitraires, puériles, & dont l’inéfficace se prouve par la nature des choses.

Agrippa aussi peu philosophe que magicien, entend par la magie qu’il appelle cœlestialis, l’astrologie judiciaire qui attribue à des esprits une certaine domination sur les planetes, & aux planetes sur les hommes, & qui prétend que les diverses constellations influent sur les inclinations, le sort, la bonne ou mauvaise fortune des humains ; & sur ces foibles fondemens bâtit un système ridicule, mais qui n’ose paroître aujourd’hui que dans l’almanach de Liege & autres livres semblables ; tristes dépôts des matériaux qui servent à nourrir des préjugés & des erreurs populaires.

La magie ceremonialis, suivant Agrippa, est bien sans contredit ce qu’il y a de plus odieux dans ces vaines sciences : elle consiste dans l’invocation des démons, & s’arroge ensuite d’un pacte exprès ou tacite fait avec les puissances infernales, le prétendu pouvoir de nuire à leurs ennemis, de produire des effets mauvais & pernicieux, que ne sauroient éviter les malheureuses victimes de leur fureur.

Elle se partage en plusieurs branches, suivant ses divers objets & opérations ; la cabale, le sortilege, l’enchantement, l’évocation des morts ou des malins esprits ; la découverte des trésors cachés, des plus grands secrets ; la divination, le don de prophétie, celui de guérir par des pratiques mystérieuses les maladies les plus opiniâtres ; la fréquentation du sabbat, &c. De quels travers n’est pas capable l’esprit humain ! On a donné dans toutes ces réveries ; c’est le dernier effort de la Philosophie d’avoir enfin desabusé l’humanité de ces humiliantes chimeres ; elle a eu à combattre la superstition, & même la Théologie qui ne fait que trop souvent cause commune avec elle. Mais enfin dans les pays où l’on sait penser, réfléchir & douter, le démon fait un petit rôle, & la magie diabolique reste sans estime & crédit.

Mais ne tirons pas vanité de notre façon de penser ; nous y sommes venus un peu tard ; ouvrez les registres de la plus petite cour de Justice, vous y trouverez d’immenses cahiers de procédures contre les sorciers, les magiciens & les enchanteurs. Les seigneurs de jurisdictions se sont enrichis de leurs dépouilles, & la confiscation des biens appartenans aux prétendus sorciers a peut-être allumé plus d’un bucher ; du-moins est-il vrai que souvent la passion a su tirer un grand parti de la crédulité du peuple, & faire regarder comme un sorcier & docteur en magie celui qu’elle vouloit perdre, dans le tems même que suivant la judicieuse remarque d’Apulée accusé autrefois de magie, ce crime, dit-il, n’est pas même cru par ceux qui en accusent les autres ; car si un homme étoit bien persuadé qu’un autre homme le pût faire mourir par magie, il appréhenderoit de l’irriter en l’accusant de ce crime abominable.

Le fameux maréchal d’Ancre, Léonora Galigaï son épouse, sont des exemples mémorables de ce que peut la funeste accusation d’un crime chimérique, fomentée par une passion secrette & poussée par la dangereuse intrigue de cour. Mais il est peu d’exemples dans ce genre mieux constatés que celui du célebre Urbain Grandier curé & chanoine de Loudun, brûlé vif comme magicien l’an 1629. Qu’un philosophe ou seulement un ami de l’humanité souffre avec peine l’idée d’un malheureux immolé à la simplicité des uns & à la barbarie des autres ! Comment le voir de sang-froid condamné comme magicien à périr par les flammes, jugé sur la déposition d’Astaroth diable de l’ordre des séraphins ; d’Easas, de Celsus, d’Acaos, de Cédon, d’Asmodée, diables de l’ordre des trônes ; d’Alex, de Zabulon, Nephtalim, de Cham, d’Uriel, d’Ahaz, de l’ordre des principautés ? comment voir ce malheureux chanoine jugé impitoyablement sur la déposition de quelques religieuses qui disoient qu’il les avoit livrées à ces légions d’esprits infernaux ? comment n’est-on pas mal à son aise, lorsqu’on le voit brûlé tout vif, avec des caracteres prétendus magiques, poursuivi & noirci comme magicien jusques sur le bucher même où une mouche noirâtre de l’ordre de celles qu’on appelle des bourdons, & qui rodoit autour de la tête de Grandier, fut prise par un moine qui sans doute avoit lû dans le concile de Quieres, que les diables se trouvoient toujours à la mort des hommes pour les tenter, fut pris, dis-je, pour Béelzebut prince des mouches, qui voloit autour de Grandier pour emporter son ame en enfer ? Observation puérile, mais qui dans la bouche de ce moine fut peut-être l’un des moins mauvais argumens qu’une barbare politique sut mettre en usage pour justifier ses excès, & en imposer par des contes absurdes à la funeste crédulité des simples. Que d’horreurs ! & où ne se porte pas l’esprit humain lorsqu’il est aveuglé par les malheureuses passions de l’envie & de l’esprit de vengeance ? L’on doit sans doute tenir compte à Gabriel Naudé, d’avoir pris généreusement la défense des grands hommes accusés de magie ; mais je pense qu’ils ont plus d’obligations à ce goût de Philosophie qui a fait sentir toute la vanité de cette accusation, qu’au zele de leur avocat qui a peut-être marqué plus de courage dans son entreprise que d’habileté dans l’exécution & de forces dans les raisonnemens qu’il emploie. Si Naudé a pu justifier bien des grands hommes d’une imputation qui aux yeux du bons sens & de la raison se détruit d’elle-même : malgré tout son zele il eût sans doute échoué, s’il eût entrepris d’innocenter entierement à cet égard les sages de l’antiquité, puisque toute leur philosophie n’a pu les mettre à l’abri de cette grossiere superstition, que la magie tient par la main. Je n’en citerai d’autre exemple que Caton. Il étoit dans l’idée qu’on peut guérir les maladies les plus sérieuses par des paroles enchantées : voici les paroles barbares, au moyen desquelles suivant lui on a une recette très-assurée pour remettre les membres démis : Incipe cantare in alto S : F. motas danata dardaries astotaries, dic una parite usque dum coeant, &c. C’est l’édition d’Alde Manuce que je lis ; car celle d’Henri Estienne, revûe & corrigée par Victorius, a été fort changée sur un point où la grande obscurité du texte ouvre un vaste champ à la manie des critiques.

Chacun sait que les anciens avoient attaché les plus grandes vertus au mot magique abracadabra. Q. Serenus, célebre Médecin, prétend que ce mot vuide de sens écrit sur du papier & pendu au cou, étoit un sûr remede pour guérir la fievre quarte ; sans doute qu’avec de tels principes la superstition étoit toute sa pharmacie, & la foi du patient sa meilleure ressource.

C’est à cette foi qu’on peut & qu’on doit rapporter ces guérisons si extraordinaires dans le récit qu’elles semblent tenir de la magie, mais qui approfondies, sont presque toujours des fraudes pieuses, ou les suites de cette superstition qui n’a que trop souvent triomphé du bon sens, de la raison & même de la Philosophie. Nos préjugés, nos erreurs & nos folies se tiennent toutes par la main. La crainte est fille de l’ignorance ; celle-ci a produit la superstition qui est à son tour la mere du fanatisme, source féconde d’erreurs, d’illusions, de phantômes, d’une imagination échaufée qui change en lutins, en loups-garoux, en revenans, en démons même tout ce qui le heurte ; comment dans cette disposition d’esprit ne pas croire à tous les rêves de la magie ? si le fanatique est pieux & dévot, (& c’est presque toujours ce ton sur lequel il est monté) il se croira magicien pour la gloire de Dieu ; du-moins s’attribuera-t-il l’important privilege de sauver & damner sans appel : il n’est pire magie que celle des faux dévots. Je finis par cette remarque ; c’est qu’on pourroit appeller le sabbath l’empire des amazones souterraines ; du-moins il y a toujours eu beaucoup plus de sorcieres que de sorciers : nous l’attribuons bonnement à la foiblesse d’esprit ou à la trop grande curiosité des femmes ; filles d’Eve, elles veulent se perdre comme elle pour tout savoir. Mais un anonyme (Voyez Alector ou le Coq, lib. II. des adeptes) qui voudroit persuader au public qu’il est un des premiers confidens de satan, prête aux démons un esprit de galanterie qui justifie leur prédilection pour le sexe, & les faveurs dont ils l’honorent : par-là même le juste retour de cette moitié du genre humain avec laquelle pour l’ordinaire on gagne plus qu’on ne perd.