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A l’égard de l’Histoire ancienne, j’examinerois les connoissances que les différentes nations prétendent avoir sur l’origine du monde ; j’étudierois le sens des noms qu’elles donnent dans leurs récits aux premiers hommes, & à ceux dont elles remplissent les premieres générations ; je verrois dans la tradition des Germains, que Theut fut pere de Mannus ; ce qui ne veut dire autre chose sinon que Dieu créa l’homme ; dans le fragment de Sanchoniathon, je verrois, après l’air ténébreux & le cahos, l’esprit produire l’amour ; puis naître successivement les être intelligens, les astres, les hommes immortels ; & enfin d’un certain vent Colpias & de la nuit, Æon & Protogonos, c’est-à-dire mot pour mot, le tems (que l’on représente pourtant comme un homme), & le premier homme ; ensuite plusieurs générations, qui désignent autant d’époques des inventions successives des premiers Arts. Les noms donnés aux chefs de ces générations sont ordinairement relatifs à ces Arts, le chasseur, le pêcheur, le bâtisseur ; & tous ont inventé les Arts dont ils portent le nom. A-travers toute la confusion de ce fragment, j’entrevois bien que le prétendu Sanchoniathon n’a fait que compiler d’anciennes traditions qu’il n’a pas toûjours entendues : mais dans quelque source qu’il ait puisé, peut-on jamais reconnoître dans son fragment un récit historique ? Ces noms, dont le sens est toûjours assujetti à l’ordre systématique de l’invention des Arts, ou identique avec la chose même qu’on raconte, comme celui de Protogonos, présentent sensiblement le caractere d’un homme qui dit ce que lui ou d’autres ont imaginé & crû vraissemblable, & répugnent à celui d’un témoin qui rend compte de ce qu’il a vû ou de ce qu’il a entendu dire à d’autres témoins. Les noms répondent aux caracteres dans les comédies, & non dans la société : la tradition des Germains est dans le même cas ; on peut juger par là ce qu’on doit penser des auteurs qui ont osé préférer ces traditions informes, à la narration simple & circonstanciée de la Genèse.

Les Anciens expliquoient presque toûjours les noms des villes par le nom de leur fondateur ; mais cette façon de nommer les villes est-elle réellement bien commune ? & beaucoup de villes ont-elles eu un fondateur ? N’est-il pas arrivé quelquefois qu’on ait imaginé le fondateur & son nom d’après le nom de la ville, pour remplir le vuide que l’Histoire laisse toûjours dans les premiers tems d’un peuple ? L’étymologie peut, dans certaines occasions, éclaircir ce doute. Les Historiens grecs attribuent la fondation de Ninive à Ninus ; & l’histoire de ce prince, ainsi que de sa femme Sémiramis, est assez bien circonstanciée, quoiqu’un peu romanesque. Cependant Ninive, en hébreu, langue presque absolument la même que le chaldéen, Nineveh, est le participe passif du verbe navah, habiter ; & suivant cette étymologie, ce nom signifieroit habitation, & il auroit été assez naturel pour une ville, sur-tout dans les premiers tems, où les peuples bornés à leur territoire, ne donnoient guere un nom à la ville, que pour la distinguer de la campagne. Si cette étymologie est vraie, tant que ce mot a été entendu, c’est-à-dire jusqu’au tems de la domination persanne, on n’a pas dû lui chercher d’autre origine, & l’histoire de Ninus n’aura été imaginée que postérieurement à cette époque. Les Historiens grecs qui nous l’ont racontée, n’ont écrit effectivement que long-tems après ; & le soupçon que nous avons formé s’accorde d’ailleurs très-bien avec les livres sacrés, qui donnent Assur pour fondateur à la ville de Ninive. Quoi qu’il en soit de la vérité absolue de cette idée, il sera toûjours vrai qu’en général lorsque le nom d’une ville a, dans la langue qu’on y parle, un sens naturel & vraissemblable, on est en droit de

suspecter l’existence du prince qu’on prétend lui avoir donné son nom, sur-tout si cette existence n’est connue que par des auteurs qui n’ont jamais sû la langue du pays.

On voit assez jusqu’où & comment on peut faire usage des étymologies, pour éclaircir les obscurités de l’Histoire.

Si, après ce que nous avons dit pour montrer l’utilité de cette étude, quelqu’un la méprisoit encore, nous lui citerions l’exemple des Leclerc, des Leibnitz, & de l’illustre Freret, un des Savans qui ont sû le mieux appliquer la Philosophie à l’érudition. Nous exhortons aussi à lire les Mémoires de M. Falconet, sur les étymologies de la langue françoise (Mémoires de l’Académie des Belles-Lettres, tome XX.), & sur-tout les deux Mémoires que M. le Président de Brosses à lûs à la même académie, sur les étymologies ; titre trop modeste, puisqu’il s’y agit principalement des grands objets de la théorie générale des langues, & des raisons suffisantes de l’art de la parole. Comme l’auteur a bien voulu nous les communiquer, & nous en eussions profité plus souvent, s’il ne fût pas entre dans notre plan de renvoyer la plus grande partie des vûes profondes & philosophiques dont ils sont remplis, aux articles Langues, Lettres, Onomatopée, Métaphore, &c. Voyez ces mots.

Nous concluerons donc cet article, en disant, avec Quintilien : ne quis igitur tam parva fastidiat elementa… quia interiora velut sacri hujus adeuntibus apparebit multa rerum subtilitas, quæ non modo acuere ingenia, sed exercère altissimam quoque eruditionem possit.

ETYMOLOGIQUE (Art), Littérat. c’est l’art de remonter à la source des mots, de débrouiller la dérivaison, l’altération, & le déguisement de ces mêmes mots, de les dépouiller de ce qui, pour ainsi dire, leur est étranger, de découvrir les changemens qui leur sont arrivés, & par ce moyen de les ramener à la simplicité de leur origine.

Il est vrai que les changemens & les altérations que les mots ont soufferts sont si souvent arrivés par caprice ou par hasard, qu’il est aisé de prendre une conjecture bisarre pour une analogie réguliere. D’ailleurs il est difficile de retourner dans les siecles passés, pour suivre les variations & les vicissitudes des langues. Avoüons encore, que la plûpart des savans qui s’attachent à l’étude étymologique ont le malheur de se former des systèmes, suivant lesquels ils interpretent, d’après leur dessein particulier, les mêmes mots, conformément au sens qui est le plus favorable à leurs hypothèses.

Cependant malgré ces inconvéniens, l’art étymologique ne doit point passer pour un objet frivole, ni pour une entreprise toûjours vaine & infructueuse. Quelque incertain qu’on suppose cet art, il a, comme les autres, ses principes & ses regles. Il fait une partie de la littérature dont l’étude peut être quelquefois un secours, pour éclaircir l’origine des nations, leurs migrations, leur commerce, & d’autres points également obscurs par leur antiquité. De plus, on ne sauroit débrouiller la formation des mots qui fait le fondement de l’art, si l’on n’en examine les relations avec le caractere de l’esprit des peuples & la disposition de leurs organes ; objet, sans doute, digne de l’esprit philosophique.

Concluons que l’art étymologique ne peut être méprisé, ni par rapport à son objet, qui se trouve lié avec la connoissance de l’homme, ni par rapport aux conjectures qu’il partage avec tant d’autres arts nécessaires à la vie.

Enfin il n’est pas impossible, au milieu de l’incertitude & de la sécheresse de l’étude étymologique, d’y