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donnent droit de soupçonner des migrations semblables, dont les dates trop reculées seront restées inconnues, parce qu’il n’y avoit point alors de nations policées pour en conserver la mémoire, & par conséquent le mélange de toutes les nations de l’Europe & de leurs langues, qui a dû en résulter. Ce soupçon, tout vague qu’il est, peut être confirmé par des étymologies qui en supposeront la réalité, si d’ailleurs elles portent avec elles un caractere marqué de vraissemblance ; & dès-lors on sera autorisé à recourir encore à des suppositions semblables, pour trouver d’autres étymologies. Ἄμελγειν, traire le lait, composé de l’α privatif & de la racine μελγ, lait ; mulgeo & muleco en latin, se rapportent manifestement à la racine milk ou mulk, qui signifie lait dans toutes les langues du Nord ; cependant cette racine n’existe seule ni en grec ni en latin. Les mots styern, suéd. star, ang. ἀστήρ, gr. stella, latin, ne sont-ils pas évidemment la même racine, ainsi que le mot μήνη, la lune, d’où mensis en latin, & les mots moon, ang. maan, dan. mond, allem. ? Des étymologies si bien vérifiées, m’indiquent des rapports étonnans entre les langues polies des Grecs & des Romains, & les langues grossieres des peuples du Nord. Je me prêterai donc, quoiqu’avec réserve, aux étymologies d’ailleurs probables qu’on fondera sur ces mêlanges anciens des nations, & de leurs langages.

11°. La connoissance générale des langues dont on peut tirer des secours pour éclaircir les origines d’une langue donnée, montre plûtôt aux étymologistes l’espace où ils peuvent étendre leurs conjectures, qu’elle ne peut servir à les diriger ; il faut que ceux-ci tirent de l’examen du mot même dont ils cherchent l’origine, des circonstances ou des analogies sur lesquelles ils puissent s’appuyer. Le sens est le premier guide qui se présente : la connoissance détaillée de la chose exprimée par le mot, & de ses circonstances principales, peut ouvrir des vûes. Par exemple, si c’est un lieu, sa situation sur une montagne ou dans une vallée ; si c’est une riviere, sa rapidité, sa profondeur ; si c’est un instrument, son usage ou sa forme ; si c’est une couleur, le nom des objets les plus communs, les plus visibles auxquels elle appartient ; si c’est une qualité, une notion abstraite, un être en un mot, qui ne tombe pas sous les sens, il faudra étudier la maniere dont les hommes sont parvenus à s’en former l’idée, & quels sont les objets sensibles dont ils ont pû se servir pour faire naître la même idée dans l’esprit des autres hommes, par voie de comparaison ou autrement. La théorie philosophique de l’origine du langage & de ses progrès, des causes de l’imposition primitive des noms, est la lumiere la plus sûre qu’on puisse consulter ; elle montre autant de sources aux étymologistes, qu’elle établit de résultats généraux, & qu’elle décrit de pas de l’esprit humain dans l’invention des langues. Si l’on vouloit entrer ici dans les détails, chaque objet fourniroit des indications particulieres qui dépendent de sa nature, de celui de nos sens par lequel il a été connu, de la maniere dont il a frappé les hommes, & de ses rapports avec les autres objets, soit réels, soit imaginaires. Il est donc inutile de s’appesantir sur une matiere qu’on pourroit à peine effleurer ; l’article Origine des Langues, auquel nous renvoyons, ne pourra même renfermer que les principes les plus généraux : les détails & l’application ne peuvent être le fruit que d’un examen attentif de chaque objet en particulier. L’exemple des étymologies déjà connues, & l’analogie qui en résulte, sont le secours le plus général dont on puisse s’aider dans cette sorte de conjectures, comme dans toutes les autres, & nous en avons déjà parlé. Ce sera encore une chose très-utile de se supposer soi-même à la place de ceux qui ont eu à donner des noms aux objets, pourvû qu’on se

mette bien à leur place, & qu’on oublie de bonne-foi tout ce qu’ils ne devoient pas savoir ; on connoîtra par soi-même, avec la difficulté, toutes les ressources & les adresses du besoin pour la vaincre l’on formera des conjectures vraissemblables sur les idées qu’ont voulu exprimer les premiers nomenclateurs, & l’on cherchera dans les langues anciennes les mots qui répondent à ces idées.

12°. Je ne sai si en matiere de conjectures étymologiques, les analogies fondées sur la signification des mots, sont préférables à celles qui ne sont tirées que du son même. Le son paroît appartenir directement à la substance même du mot ; mais la vérité est que l’un sans l’autre n’est rien, & qu’ainsi l’un & l’autre rapport doivent être perpétuellement combinés dans toutes nos recherches. Quoi qu’il en soit, non seulement la ressemblance des sons, mais encore des rapports plus ou moins éloignés, servent à guider les étymologistes du dérivé à son primitif. Dans ce genre rien peut-être ne peut borner les inductions, & tout peut leur servir de fondement, depuis la ressemblance totale, qui, lorsqu’elle concourt avec le sens, établit l’identité des racines jusqu’aux ressemblances les plus legeres ; on peut ajoûter, jusqu’au caractere particulier de certaines différences. Les sons se distinguent en voyelles & en consonnes, & les voyelles sont breves ou longues. La ressemblance dans les sons suffit pour supposer des étymologies, sans aucun égard à la quantité, qui varie souvent dans la même langue d’une génération à l’autre, ou d’une ville à une ville voisine : il seroit superflu d’en citer des exemples. Lors même que les sons ne sont pas entierement les mêmes, si les consonnes se ressemblent, on n’aura pas beaucoup d’égard à la différence des voyelles ; effectivement l’expérience nous prouve qu’elles sont beaucoup plus sujettes à varier que les consonnes : ainsi les Anglois, en écrivant grace comme nous, prononcent gréce. Les Grecs modernes prononcent ita & épsilon, ce que les anciens prononçoient èta & upsilon : ce que les Latins prononçoient ou, nous le prononçons u. On ne s’arrête pas même lorsqu’il y a quelque différence entre les consonnes, pourvû qu’il reste entr’elles quelqu’analogie, & que les consonnes correspondantes dans le dérivé & dans le primitif, se forment par des mouvemens semblables des organes ; ensorte que la prononciation, en devenant plus forte ou plus foible, puisse changer aisément l’une en l’autre. D’après les observations faites sur les changemens habituels de certaines consonnes en d’autres, les Grammairiens les ont rangées par classes, relatives aux différens organes qui servent à les former : ainsi le p, le b & l’m sont rangés dans la classe des lettres labiales, parce qu’on les prononce avec les levres (Voy. au mot Lettres, quelques considérations sur le rapport des lettres avec les organes). Toutes les fois donc que le changement ne se fait que d’une consonne à une autre autre consonne du même organe, l’altération du dérivé n’est point encore assez grande pour faire méconnoître le primitif. On étend même ce principe plus loin ; car il suffit que le changement d’une consonne en une autre soit prouvé par un grand nombre d’exemples, pour qu’on se permette de le supposer ; & véritablement on a toûjours droit d’établir une supposition dont les faits prouvent la possibilité.

13°. En même tems que la facilité qu’ont les lettres à se transformer les unes dans les autres, donne aux étymologistes une liberté illimitée de conjecturer, sans égard à la quantité prosodique des syllabes, au son des voyelles, & presque sans égard aux consonnes même, il est cependant vrai que toutes ces choses, sans en excepter la quantité, servent quelquefois à indiquer des conjectures heureuses. Une syllabe longue (je prends exprès pour exemple la