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Langue, Analogie, Mêlange, Origine & Analyse des Langues, Métaphore, Onomatopée, Ortographe, Signe, &c. Nous ajoûterons seulement, sur l’utilité des recherches étymologiques, quelques réflexions propres à désabuser du mépris que quelques personnes affectent pour ce genre d’étude.

Sources des conjectures étymologiques. En matiere d’étymologie, comme en toute autre matiere, l’invention n’a point de regles bien déterminées. Dans les recherches où les objets se présentent à nous, où il ne faut que regarder & voir, dans celles aussi qu’on peut soûmettre à la rigueur des démonstrations, il est possible de prescrire à l’esprit une marche invariable qui le mene sûrement à la vérité : mais toutes les fois qu’on ne s’en tient pas à observer simplement ou à déduire des conséquences de principes connus, il faut deviner ; c’est-à-dire qu’il faut, dans le champ immense des suppositions possibles, en saisir une au hasard, puis une seconde, & plusieurs successivement, jusqu’à ce qu’on ait rencontré l’unique vraie. C’est ce qui seroit impossible, si la gradation qui se trouve dans la liaison de tous les êtres, & la loi de continuité généralement observée dans la nature, n’établissoient entre certains faits, & un certain ordre d’autres faits propres à leur servir de causes, une espece de voisinage qui diminue beaucoup l’embarras du choix, en présentant à l’esprit une étendue moins vague, & en le ramenant d’abord du possible au vraissemblable ; l’analogie lui trace des routes où il marche d’un pas plus sûr : des causes déjà connues indiquent des causes semblables pour des effets semblables. Ainsi une mémoire vaste & remplie, autant qu’il est possible, de toutes les connoissances relatives à l’objet dont on s’occupe, un esprit exercé à observer dans tous les changemens qui le frappent, l’enchainement des effets & des causes, & à en tirer des analogies ; sur-tout l’habitude de se livrer à la méditation, ou, pour mieux dire peut-être, à cette rêverie nonchalante dans laquelle l’ame semble renoncer au droit d’appeller ses pensées, pour les voir en quelque sorte passer toutes devant elles, & pour contempler, dans cette confusion apparente, une foule de tableaux & d’assemblages inattendus, produits par la fluctuation rapide des idées, que des liens aussi imperceptibles que multipliés amenent à la suite les unes des autres ; voilà, non les regles de l’invention, mais les dispositions nécessaires à quiconque veut inventer, dans quelque genre que ce soit ; & nous n’avons plus ici qu’à en faire l’application aux recherches étymologiques, en indiquant les rapports les plus frappans, & les principales analogies qui peuvent servir de fondement à des conjectures vraissemblables.

1°. Il est naturel de ne pas chercher d’abord loin de soi ce qu’on peut trouver sous sa main. L’examen attentif du mot même dont on cherche l’étymologie, & de tout ce qu’il emprunte, si j’ose ainsi parler, de l’analogie propre de la langue, est donc le premier pas à faire. Si c’est un dérivé, il faut le rappeller à sa racine, en le dépouillant de cet appareil de terminaisons & d’inflexions grammaticales qui le déguisent ; si c’est un composé, il faut en séparer les différentes parties : ainsi la connoissance profonde de la langue dont on veut éclaircir les origines, de sa grammaire, de son analogie, est le préliminaire le plus indispensable pour cette étude.

2°. Souvent le résultat de cette décomposition se termine à des mots absolument hors d’usage ; il ne faut pas perdre, pour cela, l’espérance de les éclaircir, sans recourir à une langue étrangere : la langue même dont on s’occupe s’est altérée avec le tems ; l’étude des révolutions qu’elle a essuyées fe-

ra voir dans les monumens des siecles passés ces

mêmes mots dont l’usage s’est perdu, & dont on a conservé les dérivés ; la lecture des anciennes chartes & des vieux glossaires en découvrira beaucoup ; les dialectes ou patois usités dans les différentes provinces, qui n’ont pas subi autant de variations que la langue polie, ou qui du moins n’ont pas subi les mêmes, en contiennent aussi un grand nombre : c’est là qu’il faut chercher.

3°. Quelquefois les changemens arrivés dans la prononciation effacent dans le dérivé presque tous les vestiges de sa racine. L’étude de l’ancien langage & des dialectes, fournira aussi des exemples des variations les plus communes de la prononciation ; & ces exemples autoriseront à supposer des variations pareilles dans d’autres cas. L’ortographe, qui se conserve lorsque la prononciation change, devient un témoin assez sûr de l’ancien état de la langue, & indique aux étymologistes la filiation des mots, lorsque la prononciation la leur déguise.

4°. Le probleme devient plus compliqué, lorsque les variations dans le sens concourent avec les changemens de la prononciation. Toutes sortes de tropes & de métaphores détournent la signification des mots ; le sens figuré fait oublier peu-à-peu le sens propre, & devient quelquefois à son tour le fondement d’une nouvelle figure ; ensorte qu’à la longue le mot ne conserve plus aucun rapport avec sa premiere signification. Pour retrouver la trace de ces changemens entés les uns sur les autres, il faut connoître les fondemens les plus ordinaires des tropes & des métaphores ; il faut étudier les différens points de vûe sous lesquels les hommes ont envisagé les différens objets, les rapports, les analogies entre les idées, qui rendent les figures plus naturelles ou plus justes. En général, l’exemple du présent est ce qui peut le mieux diriger nos conjectures sur le passé ; les métaphores que produisent à chaque instant sous nos yeux les enfans, les gens grossiers, & même les gens d’esprit, ont dû se présenter à nos peres ; car le besoin donne de l’esprit à tout le monde : or une grande partie de ces métaphores devenues habituelles dans nos langues, sont l’ouvrage du besoin : les hommes pour désigner aux autres les idées intellectuelles & morales, ne pouvant employer que les noms des objets sensibles. c’est par cette raison, & parce que la nécessité n’est pas délicate, que le peu de justesse des métaphores n’autorise pas toûjours à les rejetter des conjectures étymologiques. Il y a des exemples de ces sens détournés, très-bisarres en apparence, & qui sont indubitables.

5°. Il n’y a aucune langue dans l’état actuel des choses qui ne soit formée du mélange ou de l’altération de langues plus anciennes, dans lesquelles on doit retrouver une grande partie des racines de la langue nouvelle : lorsqu’on a poussé aussi loin qu’il est possible, sans sortir de celle-ci, la décomposition & la filiation des mots, c’est à ces langues étrangeres qu’il faut recourir. Lorsqu’on sait les principales langues des peuples voisins, ou qui ont occupé autrefois le même pays, on n’a pas de peine à découvrir quelles sont celles d’où dérive immédiatement une langue donnée, parce qu’il est impossible qu’il ne s’y trouve une très-grande quantité de mots communs à celle-ci, & si peu déguisés que la dérivation n’en peut être contestée : c’est ainsi qu’il n’est pas nécessaire d’être versé dans l’art étymologique, pour savoir que le françois & les autres langues modernes du midi de l’Europe se sont formées par la corruption du latin mêlé avec le langage des nations qui ont détruit l’Empire romain. Cette connoissance grossiere, où mene la connoissance purement historique des invasions succes-