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sont, pour ainsi dire, toûjours à côté de l’idée qu’ils veulent présenter ; les autres la rendent & la font saisir avec justesse par une expression propre. De la propriété des termes naissent trois différentes qualités ; la précision dans les matieres de discussion, l’élegance dans les sujets agréables, l’énergie dans les sujets grands ou pathétiques. Voyez ces mots.

La convenance du style avec le sujet, exige le choix & la propriété des termes ; elle dépend outre cela de la nature des idées que l’orateur employe. Car, nous ne saurions trop le redire, il n’y a qu’une sorte de style, le style simple, c’est-à-dire celui qui rend les idées de la maniere la moins détournée & la plus sensible. Si les anciens ont distingué trois styles, le simple, le sublime, & le tempéré ou l’orné, ils ne l’ont fait qu’eu égard aux différens objets que peut avoir le discours : le style qu’ils appelloient simple, est celui qui se borne à des idées simples & communes ; le style sublime peint les idées grandes, & le style orné les idées riantes & agréables. En quoi consiste donc la convenance du style au sujet ? 1°. à n’employer que des idées propres au sujet, c’est à-dire simples dans un sujet simple, nobles dans un sujet élevé, riantes dans un sujet agréable : 2°. à n’employer que les termes les plus propres pour rendre chaque idée. Par ce moyen l’orateur sera précisément de niveau à son sujet, c’est-à-dire ni au-dessus ni au-dessous, soit par les idées, soit par les expressions. C’est en quoi consiste la véritable éloquence, & même en général le vrai talent d’écrire, & non dans un style qui déguise par un vain coloris des idées communes. Ce style ressemble au faux bel esprit, qui n’est autre chose que l’art puéril & méprisable, de faire paroître les choses plus ingénieuses qu’elles ne sont.

De l’observation de ces regles résultera la noblesse du style oratoire ; car l’orateur ne devant jamais, ni traiter de sujets bas, ni présenter des idées basses, son style sera noble dès qu’il sera convenable à son sujet. La bassesse des idées & des sujets est à la vérité trop souvent arbitraire ; les anciens se donnoient à cet égard beaucoup plus de liberté que nous, qui, en bannissant de nos mœurs la délicatesse, l’avons portée à l’excès dans nos écrits & dans nos discours. Mais quelque arbitraires que puissent être nos principes sur la bassesse & sur la noblesse des sujets, il suffit que les idées de la nation soient fixées sur ce point, pour que l’orateur ne s’y trompe pas & pour qu’il s’y conforme. En vain le génie même s’efforceroit de braver à cet égard les opinions reçues ; l’orateur est l’homme du peuple, c’est à lui qu’il doit chercher à plaire ; & la premiere loi qu’il doit observer pour réussir, est de ne pas choquer la philosophie de la multitude, c’est-à-dire les préjugés.

Venons à l’harmonie, une des qualités qui constituent le plus essentiellement le discours oratoire. Le plaisir qui résulte de cette harmonie est-il purement arbitraire & d’habitude, comme l’ont prétendu quelques écrivains, ou y entre-t-il tout à la fois de l’habitude & du réel ? ce dernier sentiment est peut-être le mieux fondé. Car il en est de l’harmonie du discours, comme de l’harmonie poétique & de l’harmonie musicale. Tous les peuples ont une musique, le plaisir qui naît de la mélodie du chant a donc son fondement dans la nature : il y a d’ailleurs des traits de mélodie & d’harmonie qui plaisent indistinctement & du premier coup à toutes les nations ; il y a donc du réel dans le plaisir musical : mais il y a d’autres traits plus détournés, & un style musical particulier à chaque peuple, qui demandent que l’oreille y soit plus ou moins accoutumée ; il entre donc dans ce plaisir de l’habitude. C’est ainsi, & d’après les mêmes principes, qu’il y a dans tous les Arts un beau absolu, & un beau de convention ; un

goût réel, & un goût arbitraire. On peut appuyer cette réflexion par une autre. Nous sentons dans les vers latins en les prononçant une espece de cadence & de mélodie ; cependant nous prononçons très-mal le latin, nous estropions très-souvent la prosodie de cette langue, nous scandons même les vers à contresens, car nous scandons ainsi :

Arma vi, rumque ca, no Tro, jæ qui, primus ab, oris,


en nous arrêtant sur des breves à quelques-uns des endroits marqués par des virgules, comme si ces breves étoient longues ; au lieu qu’on devroit scander :

Ar, ma virum, que cano, Trojæ, qui pri, mus ab o, ris ;


car on doit s’arrêter sur les longues & passer sur les breves, comme on fait en Musique sur des croches, en donnant à deux breves le même tems qu’à une longue. Cependant malgré cette prononciation barbare, & ce renversement de la mélodie & de la mesure, l’harmonie des vers latins nous plaît, parce que d’un côté nous ne pouvons détruire entierement celle que le poëte y a mise, & que de l’autre nous nous faisons une harmonie d’habitude. Nouvelle preuve du mêlange de réel & d’arbitraire qui se trouve dans le plaisir produit par l’harmonie.

L’harmonie est sans doute l’ame de la poésie, & c’est pour cela que les traductions des Poëtes ne doivent être qu’en vers ; car traduire un poëte en prose, c’est le dénaturer tout-à-fait, c’est à-peu-près comme si l’on vouloit traduire de la musique italienne en musique françoise. Mais si la poésie a son harmonie particuliere qui la caractérise, la prose dans toutes les langues a aussi la sienne ; les anciens l’avoient bien vû ; ils appelloient ῥυθμὸς le nombre pour la prose, & μέτρον celui du vers. Quoique notre poésie & notre prose soient moins susceptibles de mélodie que ne l’étoient la prose & la poésie des anciens, cependant elles ont chacune une mélodie qui leur est propre ; peut-être même celle de la prose a-t-elle un avantage en ce qu’elle est moins monotone, & par conséquent moins fatigante ; la difficulté vaincue est le grand mérite de la poésie. Ne seroit-ce point pour cette raison qu’il est rare de lire, sans être fatigué, bien des vers de suite, & que le plaisir causé par cette lecture, diminue à mesure qu’on avance en âge ?

Quoi qu’il en soit, ce sont les poëtes qui ont formé les langues ; c’est aussi l’harmonie de la poésie, qui a fait naître celle de la prose : Malherbe faisoit parmi nous des odes harmonieuses, lorsque notre prose étoit encore barbare & grossiere ; c’est à Balzac que nous avons l’obligation de lui avoir le premier donné de l’harmonie. « L’éloquence, dit très bien M. de Voltaire, a tant de pouvoir sur les hommes, qu’on admira Balzac de son tems, pour avoir trouvé cette petite partie de l’art ignorée & nécessaire, qui consiste dans le choix harmonieux des paroles, & même pour l’avoir souvent employée hors de sa place ». Isocrate, selon Cicéron, est le premier qui ait connu l’harmonie de la prose parmi les anciens. On ne remarque, dit encore Cicéron, aucune harmonie dans Hérodote, ni dans ses contemporains, ni dans ses prédécesseurs. L’orateur romain compare le style de Thucydide, à qui il ne manque rien que l’harmonie, au bouclier de Minerve par Phidias, qu’on auroit mis en pieces.

Deux choses charment l’oreille dans le discours, le son & le nombre : le son consiste dans la qualité des mots ; & le nombre, dans leur arrangement. Ainsi l’harmonie du discours oratoire consiste à n’employer que des mots d’un son agréable & doux ; à éviter le concours des syllabes rudes, & celui des voyelles, sans affectation néanmoins (sur quoi voyez l’article Elision) ; à ne pas mettre entre les membres des phrases trop d’inégalité, sur-tout à ne pas