sentir de lui-même la vraie signification du mot appliqué à la circonstance & au cas dont il est question dans l’auteur : les enfans qui apprennent à parler, & qui le savent à l’âge de trois ou quatre ans au plus, ont fait bien d’autres combinaisons plus difficiles. Je réponds en second lieu que quand on s’écarteroit de la regle que je propose ici dans les dictionnaires faits pour les enfans, il me semble qu’il faudroit s’y conformer dans les autres ; une langue étrangere en seroit plûtôt apprise, & plus exactement sûe.
Dans les dictionnaires de langues mortes, il faut marquer avec soin les auteurs qui ont employé chaque mot ; c’est ce qu’on exécute pour l’ordinaire avec beaucoup de négligence, & c’est pourtant ce qui peut être le plus utile pour écrire dans une langue morte (lorsqu’on y est obligé) avec autant de pureté qu’on peut écrire dans une telle langue. D’ailleurs il ne faut pas croire qu’un mot latin ou grec, pour avoir été employé par un bon auteur, soit toûjours dans le cas de pouvoir l’être. Térence, qui passe pour un auteur de la bonne latinité, ayant écrit des comédies, a dû, ou du moins a pû souvent employer des mots qui n’étoient d’usage que dans la conversation, & qu’on ne devroit pas employer dans le discours oratoire ; c’est ce qu’un auteur de dictionnaire doit faire observer, d’autant que plusieurs de nos humanistes modernes sont quelquefois tombés en faute sur cet article. Voyez Latinité. Ainsi quand on cite Térence, par exemple, ou Plaute, il faut, ce me semble, avoir soin d’y joindre la piece & la scene, afin qu’en recourant à l’endroit même, on puisse juger si on doit se servir du mot en question. Que ce soit un valet qui parle, il faudra être en garde pour employer l’expression ou le tour dont il s’agit, & ne se résoudre à en faire usage qu’après s’être assûré que cette façon de parler est bonne en elle-même, indépendamment & du personnage, & de la circonstance où il est. Ce n’est pas tout : il faut même prendre des précautions pour distinguer les termes & les tours employés par un seul auteur, quelque excellent qu’il puisse être. Cicéron, qu’on regarde comme le modele de la bonne latinité, a écrit différentes sortes d’ouvrages, dans lesquels ni les expressions, ni les tours n’ont dû être de la même nature & du même genre. Il a varié son style selon les matieres qu’il traitoit ; ses harangues different beaucoup par la diction de ses livres sur la Rhétorique, ceux-ci de ses ouvrages philosophiques, & tous different extrémement de ses épitres familieres. Il faut donc, quand on attribue à Cicéron un terme ou une façon de dire, marquer l’ouvrage & l’endroit d’où on l’a tiré. Il en est ainsi en général de tout auteur, même de ceux qui n’ont fait que des ouvrages d’un seul genre, parce que dans aucun ouvrage le style ne doit être uniforme, & que le ton qu’on y prend, & la couleur qu’on y employe dépendent de la nature des choses qu’on a à dire. Les harangues de Tite-Live ne sont point écrites comme ses préfaces, ni celles-ci comme ses narrations. De plus, quand on cite un mot ou un tour comme appartenant à un auteur qui n’a pas été du bon siecle, ou qui ne passe pas pour un modele irreprochable, il faut marquer avec soin si ce tour ou ce mot a été employé par quelqu’un des bons auteurs, & citer l’endroit ; ou plûtôt on pourroit pour s’épargner cette peine ne citer jamais un mot ou un tour comme employé par un auteur suspect, lorsque ce mot a été employé par de bons auteurs, & se contenter de citer ceux-ci. Enfin quand un mot ou un tour est employé par un bon auteur, il faut marquer encore s’il se trouve dans les autres bons auteurs du même tems, poëtes, historiens &c. afin de connoître si ce mot appartient également bien à
tous les styles. Ce travail paroît immense, & comme impraticable ; mais il est plus long que difficile, & les concordances qu’on a faites des meilleurs auteurs y aideront beaucoup.
Dans ce même dictionnaire il sera bon de marquer par des exemples choisis les différens emplois d’un mot ; il sera bon d’y faire sentir même les synonymes autant qu’il est possible dans un dictionnaire de langue morte : par exemple, la différence de vereor & de metuo, si bien marquée au commencement de l’oraison de Cicéron pour Quintius ; celle d’ægritudo, meror, arumna, luctus, lamentatio, détaillée au quatrieme livre des Tusculanes, & tant d’autres qui doivent rendre les écrivains latins modernes fort suspects, & leurs admirateurs fort circonspects.
Dans un dictionnaire latin on pourra joindre au mot de la langue les étymologies tirées du grec. On pourra placer les longues & les breves sur les mots ; cette précaution, il est vrai, ne remédiera pas à la maniere ridicule dont nous prononçons un très-grand nombre de mots latins en faisant long ce qui est bref, & bref ce qui est long ; mais elle empêchera du moins que la prononciation ne devienne encore plus vitieuse. Enfin, il seroit peut-être à-propos dans les dictionnaires latins & grecs de disposer les mots par racines, suivies de tous leurs dérivés, & d’y joindre un vocabulaire par ordre alphabétique qui indiqueroit la place de chaque mot, comme on a fait dans le dictionnaire grec de Scapula, & dans quelques autres. Un lecteur doüé d’une mémoire heureuse pourroit apprendre de suite ces racines, & par ce moyen avanceroit beaucoup & en peu de tems dans la connoissance de la langue ; car avec un peu d’usage & de syntaxe, il reconnoîtroit bien-tôt aisément les dérivés.
Il ne faut pas croire cependant qu’avec un dictionnaire rel que je viens de le tracer, on eût une connoissance bien entiere d’aucune langue morte. On ne la saura jamais que très-imparfaitement. Il est premierement une infinité de termes d’art & de conversation qui sont nécessairement perdus, & que par conséquent on ne saura jamais : il est de plus une infinité de finesses, de fautes, & de négliger ces qui nous échapperont toûjours. Voyez Latinité.
Quand j’ai parlé plus haut des synonymes dans les langues mortes, je n’ai point voulu parler de ceux qu’on entasse sans vérité, sans choix, & sans goût dans les dictionnaires latins, qu’on appelle ordinairement dans les colléges du nom de synonymes, & qui ne servent qu’à faire produire aux enfans de très mauvaise poésie latine. Ces dictionnaires, j’ose le dire, me paroissent fort inutiles, à moins qu’ils ne se bornent à marquer la quantité & à recueillir sous chaque mot les meilleurs passages des excellens poëtes. Tout le reste n’est bon qu’à gâter le goût. Un enfant né avec du talent ne doit point s’aider de pareils ouvrages pour faire des vers latins, supposé même qu’il soit bon qu’il en fasse ; & il est absurde d’en faire faire aux autres. Voyez College & Éducation.
Dans les dictionnaires de langue vivante étrangere, on observera, pour ce qui regarde la syntaxe & l’emploi des mots, ce qui a été prescrit plus haut sur cet article pour les dictionnaires de langue vivante maternelle ; il sera bon de joindre à la signification françoise des mots leur signification latine, pour graver par plus de moyens cette signification dans la mémoire. On pourroit même croire qu’il seroit à propos de s’en tenir à cette signification, parce que le latin étant une langue que l’on apprend ordinairement dès l’enfance, on y est pour l’ordinaire plus versé que dans une langue étrangere vivante que l’on apprend plus tard & plus imparfaitement, & qu’ainsi un auteur de dictionnaire traduira mieux d’anglois en latin que d’anglois en françois ; par ce