L’Encyclopédie/1re édition/EDUCATION
EDUCATION, s. f. terme abstrait & métaphysique ; c’est le soin que l’on prend de nourrir, d’élever & d’instruire les enfans ; ainsi l’éducation a pour objets, 1° la santé & la bonne conformation du corps ; 2° ce qui regarde la droiture & l’instruction de l’esprit ; 3° les mœurs, c’est-à-dire la conduite de la vie, & les qualités sociales.
De l’éducation en général. Les enfans qui viennent au monde, doivent former un jour la société dans laquelle ils auront à vivre : leur éducation est donc l’objet le plus intéressant, 1° pour eux-mêmes, que l’éducation doit rendre tels, qu’ils soient utiles à cette société, qu’ils en obtiennent l’estime, & qu’ils y trouvent leur bien-être : 2° pour leurs familles, qu’ils doivent soûtenir & décorer : 3° pour l’état même, qui doit recueillir les fruits de la bonne éducation que reçoivent les citoyens qui le composent.
Tous les enfans qui viennent au monde, doivent être soûmis aux soins de l’éducation, parce qu’il n’y en a point qui naisse tout instruit & tout formé. Or quel avantage ne revient-il pas tous les jours à un état dont le chef a eu de bonne heure l’esprit cultivé, qui a appris dans l’Histoire que les empires les mieux affermis sont exposés à des révolutions ; qu’on a autant instruit de ce qu’il doit à ses sujets, que de ce que ses sujets lui doivent ; à qui on a fait connoître la source, le motif, l’étendue & les bornes de son autorité ; à qui on a appris le seul moyen solide de la conserver & de la faire respecter, qui est d’en faire un bon usage ? Erudimini qui judicatis terram. Psalm. ij. v. 10. Quel bonheur pour un état dans lequel les magistrats ont appris de bonne heure leurs devoirs, & ont des mœurs ; où chaque citoyen est prévenu qu’en venant au monde il a reçû un talent à faire valoir ; qu’il est membre d’un corps politique, & qu’en cette qualité il doit concourir au bien commun, rechercher tout ce qui peut procurer des avantages réels à la société, & éviter ce qui peut en déconcerter l’harmonie, en troubler la tranquillité & le bon ordre ! Il est évident qu’il n’y a aucun ordre de citoyens dans un état, pour lesquels il n’y eût une sorte d’éducation qui leur seroit propre ; éducation pour les enfans des souverains, éducation pour les enfans des grands, pour ceux des magistrats, &c. éducation pour les enfans de la campagne, où, comme il y a des écoles pour apprendre les vérités de la religion, il devroit y en avoir aussi dans lesquels on leur montrât les exercices, les pratiques, les devoirs & les vertus de leur état, afin qu’ils agissent avec plus de connoissance.
Si chaque sorte d’éducation étoit donnée avec lumiere & avec persévérance, la patrie se trouveroit bien constituée, bien gouvernée, & à l’abri des insultes de ses voisins.
L’éducation est le plus grand bien que les peres puissent laisser à leurs enfans. Il ne se trouve que trop souvent des peres qui ne connoissant point leurs véritables intérêts, se refusent aux dépenses nécessaires pour une bonne éducation, & qui n’épargnent rien dans la suite pour procurer un emploi à leurs enfans, ou pour les décorer d’une charge ; cependant quelle charge est plus utile qu’une bonne éducation, qui communément ne coûte pas tant, quoiqu’elle soit le bien dont le produit est le plus grand, le plus honorable & le plus sensible ? il revient tous les jours : les autres biens se trouvent souvent dissipés ; mais on ne peut se défaire d’une bonne éducation, ni, par malheur, d’une mauvaise, qui souvent n’est telle que parce qu’on n’a pas voulu faire les frais d’une bonne :
Sint Mæcenates, non deerunt, Flacce, Marones.
Vous donnez votre fils à élever à un esclave, dit un jour un ancien philosophe à un pere riche, hé bien, au lieu d’un esclave vous en aurez deux.
Il y a bien de l’analogie entre la culture des plantes & l’éducation des enfans ; en l’un & en l’autre la nature doit fournir le fonds. Le propriétaire d’un champ ne peut y faire travailler utilement, que lorsque le terrein est propre à ce qu’il veut y faire produire ; de même un pere éclairé, & un maître qui a du discernement & de l’expérience, doivent observer leur éleve ; & après un certain tems d’observations, ils doivent démêler ses penchans, ses inclinations, son goût, son caractere, & connoître à quoi il est propre, & quelle partie, pour ainsi dire, il doit tenir dans le concert de la société.
Ne forcez point l’inclination de vos enfans, mais aussi ne leur permettez point legerement d’embrasser un état auquel vous prévoyez qu’ils reconnoîtront dans la suite qu’ils n’étoient point propres. On doit, autant qu’on le peut, leur épargner les fausses démarches. Heureux les enfans qui ont des parens expérimentés, capables de les bien conduire dans le choix d’un état ! choix d’où dépend la félicité ou le mal-aise du reste de la vie.
Il ne sera pas inutile de dire un mot de chacun des trois chefs qui sont l’objet de toute éducation, comme nous l’avons dit d’abord. On ne devroit préposer personne à l’éducation d’un enfant de l’un ou de l’autre sexe, à moins que cette personne n’eût fait de sérieuses réflexions sur ces trois points.
I. La santé. M. Brouzet, medecin ordinaire du Roi, vient de nous donner un ouvrage utile sur l’éducation médicinale des enfans (à Paris chez Cavelier, 1754). Il n’y a personne qui ne convienne de l’importance de cet article, non-seulement pour la premiere enfance, mais encore pour tous les âges de la vie. Les Payens avoient imaginé une déesse qu’ils appelloient Hygie ; c’étoit la déesse de la santé, dea salus : de-là on a donné le nom d’hygienne à cette partie de la Medecine qui a pour objet de donner des avis utiles pour prévenir les maladies, & pour la conservation de la santé.
Il seroit à souhaiter que lorsque les jeunes gens sont parvenus à un certain âge, on leur donnât quelques connoissances de l’anatomie & de l’œconomie animale ; qu’on leur apprît jusqu’à un certain point ce qui regarde la poitrine, les poumons, le cœur, l’estomac, la circulation du sang, &c. non pour se conduire eux-mêmes quand ils seront malades, mais pour avoir sur ces points des lumieres toûjours utiles, & qui sont une partie essentielle de la connoissance de nous-mêmes. Il est vrai que la Nature ne nous conduit que par instinct sur ce qui regarde notre conservation ; & j’avoue qu’une personne infirme, qui connoîtroit autant qu’il est possible tous les ressorts de l’estomac, & le jeu de ces ressorts, n’en feroit pas pour cela une digestion meilleure que celle que feroit un ignorant qui auroit une complexion robuste, & qui joüiroit d’une bonne santé. Cependant les connoissances dont je parle sont très-utiles, non-seulement parce qu’elles satisfont l’esprit, mais parce qu’elles nous donnent lieu de prévenir par nous-mêmes bien des maux, & nous mettent en état d’entendre ce qu’on dit sur ce point.
Sans la santé, dit le sage Charron, la vie est à charge, & le mérite même s’évanoüit. Quel secours apportera la sagesse au plus grand homme, continue-t-il, s’il est frappé du haut-mal ou d’apoplexie ? La santé est un don de nature ; mais elle se conserve, poursuit-il, par sobriété, par exercice moderé, par éloignement de tristesse & de toute passion.
Le principal de ces conseils pour les jeunes gens, c’est la tempérance en tout genre : le vice contraire fait périr un plus grand nombre de personnes que le glaive, plus occidit gula quam gladius.
On commence communément par être prodigue de sa santé ; & quand dans la suite on s’avise de vouloir en devenir œconome, on sent à regret qu’on s’en est avisé trop tard.
L’habitude en tout genre a beaucoup de pouvoir sur nous ; mais on n’a pas d’idées bien précises sur cette matiere : tel est venu à bout de s’accoûtumer à un sommeil de quelques heures, pendant que tel autre n’a jamais pû se passer d’un sommeil plus long.
Je sais que parmi les sauvages, & même dans nos campagnes, il y a des enfans nés avec une si bonne santé, qu’ils traversent les rivieres à la nage, qu’ils endurent le froid, la faim, la soif, la privation du sommeil, & que lorsqu’ils tombent malades, la seule nature les guérit sans le secours des remedes : de-là on conclut qu’il faut s’abandonner à la sage prévoyance de la nature, & que l’on s’accoûtume à tout ; mais cette conclusion n’est pas juste, parce qu’elle est tirée d’un dénombrement imparfait. Ceux qui raisonnent ainsi, n’ont aucun égard au nombre infini d’enfans qui succombent à ces fatigues, & qui sont la victime du préjugé, que l’on peut s’accoûtumer à tout. D’ailleurs, n’est-il pas vraissemblable que ceux qui ont soûtenu pendant plusieurs années les fatigues & les rudes épreuves dont nous avons parlé, auroient vêcu bien plus long tems s’ils avoient pû se ménager davantage ?
En un mot, point de mollesse, rien d’efféminé dans la maniere d’élever les enfans ; mais ne croyons pas que tout soit également bon pour tous, ni que Mithridate se soit accoûtumé à un vrai poison. On ne s’accoûtume pas plus à un véritable poison, qu’à des coups de poignard. Le Czar Pierre voulut que ses matelots accoûtumassent leurs enfans à ne boire que de l’eau de la mer, ils moururent tous. La convenance & la disconvenance qu’il y a entre nos corps & les autres êtres, ne va qu’à un certain point ; & ce point, l’expérience particuliere de chacun de nous doit nous l’apprendre.
Il se fait en nous une dissipation continuelle d’esprits & de sucs nécessaires pour la conservation de la vie & de la santé ; ces esprits & ces sucs doivent donc être reparés ; or ils ne peuvent l’être que par des alimens analogues à la machine particuliere de chaque individu.
Il seroit à souhaiter que quelque habile physicien, qui joindroit l’expérience aux lumieres & à la réflexion, nous donnât un traité sur le pouvoir & sur les bornes de l’habitude.
J’ajoûterai encore un mot qui a rapport à cet article, c’est que la société qui s’intéresse avec raison à la conservation de ses citoyens, a établi de longues épreuves, avant que de permettre à quelque particulier d’exercer publiquement l’art de guérir. Cependant malgré ces sages précautions, le goût du merveilleux & le penchant qu’ont certaines personnes à s’écarter des regles communes, fait que lorsqu’ils tombent malades, ils aiment mieux se livrer à des particuliers sans caractere, qui conviennent eux-mêmes de leur ignorance, & qui n’ont de ressource que dans le mystere qu’ils font d’un prétendu secret, & dans l’imbécillité de leurs dupes. Voyez la lettre judicieuse de M. de Moncrif, au second tome de ses œuvres, pag. 141, au sujet des empyriques & des charlatans. Il seroit utile que les jeunes gens fussent éclairés de bonne heure sur ce point. Je conviens qu’il arrive quelquefois des inconvéniens en suivant les regles, mais où n’en arrive-t-il jamais ? Il n’en arrive que trop souvent, par exemple, dans la construction des édifices ; faut-il pour cela ne pas appeller d’architecte, & se livrer plûtôt à un simple manœuvre ?
II. Le second objet de l’éducation, c’est l’esprit qu’il s’agit d’éclairer, d’instruire, d’orner, & de regler. On peut adoucir l’esprit le plus féroce, dit Horace, pourvû qu’il ait la docilité de se prêter à l’instruction.
Nemo adeò ferus est ut non mitescere possit,
Si modò culturæ patientem commodet aurem.
La docilité, condition que le poëte demande dans le disciple, cette vertu, dis-je, si rare, suppose un fond heureux que la nature seule peut donner, mais avec lequel un maître habile mene son éleve bien loin. D’un autre côté, il faut que le maître ait le talent de cultiver les esprits, & qu’il ait l’art de rendre son éleve docile, sans que son éleve s’apperçoive qu’on travaille à le rendre tel, sans quoi le maître ne retirera aucun fruit de ses soins : il doit avoir l’esprit doux & liant, savoir saisir à propos le moment où la leçon produira son effet sans avoir l’air de leçon ; c’est pour cela que lorsqu’il s’agit de choisir un maître, on doit préférer au savant qui a l’esprit dur, celui qui a moins d’érudition, mais qui est liant & judicieux : l’érudition est un bien qu’on peut acquérir ; au lieu que la raison, l’esprit insinuant, & l’humeur douce, sont un présent de la nature. Docendi rectè sapere est principium & fons ; pour bien instruire, il faut d’abord un sens droit. Mais revenons à nos éleves.
Il faut convenir qu’il y a des caracteres d’esprit qui n’entrent jamais dans la pensée des autres ; ce sont des esprits durs & inflexibles, durâ cervice… & cordibus & auribus. Act. ap. c. vij. v. 51.
Il y en a de gauches, qui ne saisissent jamais ce qu’on leur dit dans le sens qui se présente naturellement, & que tous les autres entendent. D’ailleurs, il y a certains états où l’on ne peut se prêter à l’instruction ; tel est l’état de la passion, l’état de dérangement dans les organes du cerveau, l’état de la maladie, l’état d’un ancien préjugé, &c. Or quand il s’agit d’enseigner, on suppose toûjours dans les éleves cet esprit de souplesse & de liberté qui met le disciple en état d’entendre tout ce qui est à sa portée, & qui lui est présenté avec ordre & en suivant la génération & la dépendance naturelle des connoissances.
Les premieres années de l’enfance exigent, par rapport à l’esprit, beaucoup plus de soins qu’on ne leur en donne communément, ensorte qu’il est souvent bien difficile dans la suite d’effacer les mauvaises impressions qu’un jeune homme a reçues par les discours & les exemples des personnes peu sensées & peu éclairées, qui étoient auprès de lui dans ces premieres années.
Dès qu’un enfant fait connoître par ses regards & par ses gestes qu’il entend ce qu’on lui dit, il devroit être regardé comme un sujet propre à être soûmis à la jurisdiction de l’éducation, qui a pour objet de former l’esprit, & d’en écarter tout ce qui peut l’égarer. Il seroit à souhaiter qu’il ne fût approché que par des personnes sensées, & qu’il ne pût voir ni entendre rien que de bien. Les premiers acquiescemens sensibles de notre esprit, ou pour parler comme tout le monde, les premieres connoissances ou les premieres idées qui se forment en nous pendant les premieres années de notre vie, sont autant de modeles qu’il est difficile de réformer, & qui nous servent ensuite de regle dans l’usage que nous faisons de notre raison : ainsi il importe extrèmement à un jeune homme, que dès qu’il commence à juger, il n’acquiesce qu’à ce qui est vrai, c’est-à-dire qu’à ce qui est. Ainsi loin de lui toutes les histoires fabuleuses, tous ces contes puériles de Fées, de loup-garou, de juif errant, d’esprits folets, de revenans, de sorciers, & de sortileges, tous ces faiseurs d’horoscopes, ces diseurs & diseuses de bonne aventure, ces interpretes de songes, & tant d’autres pratiques superstitieuses qui ne servent qu’à égarer la raison des enfans, à effrayer leur imagination, & souvent même à leur faire regretter d’être venus au monde.
Les personnes qui s’amusent à faire peur aux enfans, sont très-repréhensibles. Il est souvent arrivé que les foibles organes du cerveau des enfans, en ont été dérangés pour le reste de la vie, outre que leur esprit se remplit de préjugés ridicules, &c. Plus ces idées chimériques sont extraordinaires, & plus elles se gravent profondément dans le cerveau.
On ne doit pas moins blâmer ceux qui se font un amusement de tromper les enfans, de les induire en erreur, de leur en faire accroire, & qui s’en applaudissent au lieu d’en avoir honte : c’est le jeune homme qui fait alors le beau rôle ; il ne sait pas encore qu’il y a des personnes qui ont l’ame assez basse pour parler contre leur pensée, & qui assûrent d’insignes faussetés du même ton dont les honnêres gens disent les vérités les plus certaines ; il n’a pas encore appris à se défier ; il se livre à vous, & vous le trompez : toutes ces idées fausses deviennent autant d’idées exemplaires, qui égarent la raison des enfans. Je voudrois qu’au lieu d’apprivoiser ainsi l’esprit des jeunes gens avec la séduction & le mensonge, on ne leur dît jamais que la vérité.
On devroit leur faire connoître la pratique des arts, même des arts les plus communs ; ils tireroient dans la suite de grands avantages de ces connoissances. Un ancien se plaint que lorsque les jeunes gens sortent des écoles, & qu’ils ont à vivre avec d’autres hommes, ils se croyent transportés en un nouveau monde : ut cum in forum venerint, existiment se in alium terrarum orbem delatos. Qu’il est dangereux de laisser les jeunes gens de l’un & de l’autre sexe acquérir eux-mêmes de l’expérience à leurs dépens, de leur laisser ignorer qu’il y a des séducteurs & des fourbes, jusqu’à ce qu’ils ayent été séduits & trompés ! La lecture de l’histoire fourniroit un grand nombre d’exemples, qui donneroient lieu à des leçons très-utiles.
On devroit aussi faire voir de bonne heure aux jeunes gens les expériences de Physique.
On trouveroit dans la description de plusieurs machines d’usage, une ample moisson de faits amusans & instructifs, capables d’exciter la curiosité des jeunes gens ; tels sont les divers phosphores, la pierre de Boulogne, la poudre inflammable, les effets de la pierre d’aimant & ceux de l’électricité, ceux de la raréfaction & de la pesanteur de l’air, &c. Il ne faut d’abord que bien faire connoître les instrumens, & faire voir les effets qui résultent de leur combinaison & de leur jeu. Voyez-vous cette espece de boule de cuivre (l’éolipile) ? elle est vuide en-dedans, il n’y a que de l’air ; remarquez ce petit tuyau qui y est attaché & qui répond au-dedans, il est percé à l’extrémité ; comment feriez-vous pour remplir d’eau cette boule, & pour l’en vuider après qu’elle en auroit été remplie ? je vais la faire remplir d’elle-même, après quoi j’en ferai sortir un jet-d’eau. On ne montre d’abord que les faits, & l’on differe pour un âge plus avancé à leur en donner les explications les plus vraissemblables que les Philosophes ont imaginées. En combien d’inconvéniens des hommes qui d’ailleurs avoient du mérite, ne sont-ils pas tombés, pour avoir ignoré ces petits mysteres de la Nature !
Je vais ajouter quelques réflexions, dont je sais que les maîtres qui ont du zele & du discernement pourront faire un grand usage pour bien conduire l’esprit de leurs jeunes éleves.
On sait bien que les enfans ne sont pas en état de saisir les raisonnemens combinés ou les assertions, qui sont le résultat de profondes méditations ; ainsi il seroit ridicule de les entretenir de ce que les Philosophes disent sur l’origine de nos connoissances, sur la dépendance, la liaison, la subordination & l’ordre des idées, sur les fausses suppositions, sur le dénombrement imparfait, sur la précipitation, enfin sur toutes les sortes de sophismes : mais je voudrois que les personnes que l’on met auprès des enfans, fussent suffisamment instruites sur tous ces points, & que lorsqu’un enfant, par exemple, dans ses réponses ou dans ses propos, suppose ce qui est en question, je voudrois, dis-je, que le maître sût que son disciple tombe dans une pétition de principe, mais que sans se servir de cette expression scientifique, il fît sentir au jeune éleve que sa réponse est défectueuse, parce que c’est la même chose que ce qu’on lui demande. Avoüez votre ignorance ; dites, je ne sais pas, plûtôt que de faire une réponse qui n’apprend rien ; c’est comme si vous disiez que le sucre est doux parce qu’il a de la douceur, est-ce dire autre chose sinon qu’il est doux parce qu’il est doux ?
Je voudrois bien que parmi les personnes qui se trouvent destinées par état à l’éducation de la jeunesse, il se trouvât quelque maître judicieux qui nous donnât la logique des enfans en forme de dialogues à l’usage des maîtres. On pourroit faire entrer dans cet ouvrage un grand nombre d’exemples, qui disposeroient insensiblement aux préceptes & aux regles. J’aurois voulu rapporter ici quelques-uns de ces exemples, mais j’ai craint qu’ils ne parussent trop puérils.
Nous avons déjà remarqué, d’après Horace, qu’il n’y a parmi les jeunes gens que ceux qui ont l’esprit souple, qui puissent profiter des soins de l’éducation de l’esprit. Mais qu’est-ce que d’avoir l’esprit souple ? c’est être en état de bien écouter & de bien répondre ; c’est entendre ce qu’on nous dit, précisément dans le sens qui est dans l’esprit de celui qui nous parle, & répondre relativement à ce sens.
Si vous avez à instruire un jeune homme qui ait le bonheur d’avoir cet esprit souple, vous devez sur-tout avoir grande attention de ne lui rien dire de nouveau qui ne puisse se lier avec ce que l’usage de la vie peut déjà lui avoir appris.
Le grand secret de la didactique, c’est-à-dire de l’art d’enseigner, c’est d’être en état de démêler la subordination des connoissances. Avant que de parler de dixaines, sachez si votre jeune homme a idée d’un ; avant que de lui parler d’armée, montrez-lui un soldat, & apprenez-lui ce que c’est qu’un capitaine, & quand son imagination se représentera cet assemblage de soldats & d’officiers, parlez-lui du général.
Quand nous venons au monde, nous vivons, mais nous ne sommes pas d’abord en état de faire cette réflexion, je suis, je vis, & encore moins celle-ci, je sens, donc j’existe. Nous n’avons pas encore vû assez d’êtres particuliers, pour avoir l’idée abstraite d’exister & d’existence. Nous naissons avec la faculté de concevoir & de réflechir ; mais on ne peut pas dire raisonnablement que nous ayons alors telle ou telle connoissance particuliere, ni que nous fassions telle ou telle réflexion individuelle, & encore moins que nous ayons quelque connoissance générale, puisqu’il est évident que les connoissances générales ne peuvent être que le résultat des connoissances particulieres : je ne pourrois pas dire que tout triangle a trois côtés, si je ne savois pas ce que c’est qu’un triangle. Quand une fois, par la considération d’un ou de plusieurs triangles particuliers, j’ai acquis l’idée exemplaire de triangle, je juge que tout ce qui est conforme à cette idée est triangle, & que ce qui n’y est pas conforme n’est pas triangle.
Comment pourrois-je comprendre qu’il faut rendre à chacun ce qui lui est dû, si je ne savois pas encore ce que c’est que rendre, ce que c’est qu’être dû, ni ce que c’est que chacun ? L’usage de la vie nous l’a appris, & ce n’est qu’alors que nous avons compris l’axiome.
C’est ainsi qu’en venant au monde nous avons les organes nécessaires pour parler & tous ceux qui nous serviront dans la suite pour marcher ; mais dans les premiers jours de notre vie nous ne parlons pas & nous ne marchons pas encore : ce n’est qu’après que les organes du cerveau ont acquis une certaine consistance, & après que l’usage de la vie nous a donné certaines connoissances préliminaires ; ce n’est, dis-je, qu’alors que nous pouvons comprendre certains principes & certaines vérités dont nos maîtres nous parlent ; ils les entendent ces principes & ces vérités, & c’est pour cela qu’ils s’imaginent que leurs’éleves doivent aussi les entendre ; mais les maîtres ont vêcu, & les disciples ne font que de commencer à vivre. Ils n’ont pas encore acquis un assez grand nombre de ces connoissances préliminaires que celles qui suivent supposent : « Notre ame, dit le P. Buffier, jésuite, dans son Traité des premieres vérités, III. part. pag. 8. notre ame n’opere qu’autant que notre corps se trouve en certaine disposition, par le rapport mutuel & la connexion réciproque qui est entre notre ame & notre corps. La chose est indubitable, poursuit ce savant métaphysicien, & l’expérience en est journaliere. Il paroît même hors de doute, dit encore le P. Buffier, au même Traité, I. part. pag. 32. & 33. que les enfans ont acquis par l’usage de la vie un grand nombre de connoissances sur des objets sensibles, avant que de parvenir à la connoissance de l’existence de Dieu : c’est ce que nous insinue l’apôtre S. Paul par ces paroles remarquables : invisibilia enim ipsius Dei à creaturâ mundi per ea quæ facta sunt, intellecta conspiciuntur. ad Rom. cap. j. v. 20. Pour moi, ajoûte encore le P. Buffier à la page 271. je ne connois naturellement le Créateur que par les créatures : je ne puis avoir d’idée de lui qu’autant qu’elles m’en fournissent. En effet les cieux annoncent sa gloire ; cœli enarrant gloriam Dei. psal. 18. v. 1. Il n’est guere vraissemblable qu’un homme privé dès l’enfance de l’usage de tous ses sens, pût aisément s’élever jusqu’à l’idée de Dieu ; mais quoique l’idée de Dieu ne soit point innée, & que ce ne soit pas une premiere vérité, selon le P. Buffier, il ne s’ensuit nullement, ajoûte-t-il, ibid. pag. 33. que ce ne soit pas une connoissance très-naturelle & très-aisée. Ce même pere très-respectable dit encore, ibid. III. part. p. 9. que comme la dépendance où le corps est de l’ame ne fait pas dire que le corps est spirituel, de même la dépendance où l’ame est du corps, ne doit pas faire dire que l’ame est corporelle. Ces deux parties de l’homme ont dans leurs opérations une connexion intime ; mais la connexion entre deux parties ne fait pas que l’une soit l’autre. » En effet, l’aiguille d’une montre ne marque successivement les heures du jour que par le mouvement qu’elle reçoit des roues, & qui leur est communiqué par le ressort : l’eau ne sauroit bouillir sans feu ; s’ensuit-il de-là que les roues soient de même nature que le ressort, & que l’eau soit de la nature du feu ?
« Nous appercevons clairement que l’ame n’est point le corps, comme le feu n’est point l’eau, dit le P. Buffier, Traité des premieres vérités III. part. pag. 10. ainsi nous ne pouvons raisonnablement nier, ajoûte-t-il, que le corps & l’esprit ne soient deux substances différentes. »
C’est d’après les principes que nous avons exposés, & en conséquence de la subordination & de la liaison de nos connoissances, qu’il y a des maîtres persuadés que pour faire apprendre aux jeunes gens une langue morte, le latin, par exemple, ou le grec, il ne faut pas commencer par les déclinaisons latines ou les greques ; parce que les noms françois ne changeant point de terminaison, les enfans en disant musa, musæ, musam, musarum, musis, &c. ne sont point encore en état de voir où ils vont ; il est plus simple & plus conforme à la maniere dont les connoissances se lient dans l’esprit, de leur faire étudier d’abord le latin dans une version interlinéaire où les mots latins sont expliqués en françois, & rangés dans l’ordre de la construction simple, qui seule donne l’intelligence du sens. Quand les enfans disent qu’ils ont retenu la signification de chaque mot, on leur présente ce même latin dans le livre de répétition où ils le retrouvent à la vérité dans le même ordre, mais sans françois sous les mots latins : les jeunes gens sont ravis de trouver eux-mêmes le mot françois qui convient au latin, & que la version interlinéaire leur a montré. Cet exercice les anime & écarte le dégoût, & leur fait connoître d’abord par sentiment & par pratique la destination des terminaisons, & l’usage que les anciens en faisoient.
Après quelques jours d’exercice, & que les enfans ont vû tantôt Diana, tantôt Dianam, Apollo, Apollinem, &c. & qu’en françois c’est toûjours Diane, & toûjours Apollon ; ils sont les premiers à demander la raison de cette différence, & c’est alors qu’on leur apprend à décliner.
C’est ainsi que pour faire connoître le goût d’un fruit, au lieu de s’amuser à de vains discours, il est plus simple de montrer ce fruit & d’en faire goûter ; autrement c’est faire deviner, c’est apprendre à dessiner sans modele, c’est vouloir retirer d’un champ ce qu’on n’y a pas semé.
Dans la suite, à mesure qu’ils voyent un mot qui est ou au même cas que celui auquel il se rapporte, ou à un cas différent, Diana soror Apollinis, on leur explique le rapport d’identité, & le rapport ou raison de détermination. Diana soror, ces deux mots sont au même cas, parce que Diane & sœur c’est la même personne : soror Apollinis, Apollinis détermine soror, c’est-à-dire, fait connoître de qui Diane étoit sœur. Toute la syntaxe se réduit à ces deux rapports comme je l’ai dit il y a long-tems. Cette méthode de commencer par l’explication, de la maniere que nous venons de l’exposer, me paroît la seule qui suive l’ordre, la dépendance, la liaison & la subordination des connoissances. Voyez Cas, Construction, & les divers ouvrages qui ont été faits pour expliquer cette méthode, pour en faciliter la pratique, & pour répondre à quelques objections qui furent faites d’abord avec un peu trop de précipitation. Au reste il me souvient que dans ma jeunesse je n’aimois pas qu’après m’avoir expliqué quelques lignes de Ciceron, que je commençois à entendre, on me fît passer sur le champ à l’explication de dix ou douze vers de Virgile ; c’est comme si pour apprendre le françois à un étranger, on lui faisoit lire une scene de quelques pieces de Racine, & que dans la même leçon on passât à la lecture d’une scene du misantrope ou de quelqu’autre piece de Moliere. Cette pratique est-elle bien propre à faire prendre intérêt à ce qu’on lit, à donner du goût, & à former l’idée exemplaire du beau & du bon ?
Poursuivons nos réflexions sur la culture de l’esprit.
Nous avons déja remarqué qu’il y a plusieurs états dans l’homme par rapport à l’esprit. Il y a sur-tout l’état du sommeil qui est une espece d’infirmité périodique, & pourtant nécessaire, où, comme dans plusieurs autres maladies, nous ne pouvons pas faire usage de cette souplesse & de cette liberté d’esprit qui nous est si nécessaire pour démêler la vérité de l’erreur.
Observez que dans le sommeil nous ne pouvons penser à aucun objet, à moins que nous ne l’ayons vû auparavant, soit en tout, soit en partie : jamais l’image du soleil ni celle des étoiles, ni celle d’une fleur, ne se présenteront à l’imagination d’un enfant nouveau-né qui dort, ni même à celle d’un aveugle-né qui veille. Si quelquefois l’image d’un objet bisarre qui ne fut jamais dans la nature se présente à nous dans le sommeil, c’est que par l’usage de la vûe nous avons vû en divers tems & en divers objets, les membres différens dont cet Être chimérique est composé : tel est le tableau dont parle Horace au commencement de son art poétique ; la tête d’une belle femme, le cou d’un cheval, les plumes de différentes especes d’oiseaux, enfin une queue de poisson ; telles sont les parties dont l’ensemble forme ce tableau bisarre qui n’eut jamais d’original.
Les enfans nouveau-nés qui n’ont encore rien vû, & les aveugles de naissance, ne sauroient faire de pareilles combinaisons dans leur sommeil ; ils n’ont que le sentiment intime qui est une suite nécessaire de ce qu’ils sont des êtres vivans & animés, & de ce qu’ils ont des organes où circulent du sang & des esprits, unis à une substance spirituelle, par une union dont le Créateur s’est reservé le secret.
Le sentiment dont je parle ne sauroit être d’abord un sentiment refléchi, comme nous l’avons déja remarqué, parce que l’enfant ne peut point encore avoir d’idée de sa propre individualité, ou du moi. Ce sentiment refléchi du moi ne lui vient que dans la suite par le secours de la mémoire qui lui rappelle les différentes sortes de sensations dont il a été affecté ; mais en même tems il se souvient & il a conscience d’avoir toûjours été le même individu, quoiqu’affecté en divers tems & différemment ; voilà le moi.
Un indolent qui après un travail de quelques heures s’abandonne à son indolence & à sa paresse, sans être occupé d’aucun objet particulier, n’est-il pas, du moins pendant quelques momens, dans la situation de l’enfant nouveau-né, qui sent parce qu’il est vivant, mais qui n’a point encore cette idée refléchie, je sens ?
Nous avons déja remarqué avec le P. Buffier, que notre ame n’opere qu’autant que notre corps se trouve en certaine disposition (Traité des premieres vérités, III. part. pag. 8.) : la chose est indubitable & l’expérience en est journaliere, ajoûte ce respectable philosophe. (Ibid.)
En effet, les organes des sens & ceux du cerveau ne paroissent-ils pas destinés à l’exécution des opérations de l’ame en tant qu’unie au corps ? & comme le corps se trouve en divers états selon l’âge, selon l’air des divers climats qu’il habite, selon les alimens dont il se nourrit, &c. & qu’il est sujet à différentes maladies, par les différentes altérations qui arrivent à ses parties ; de même l’esprit est sujet à diverses infirmités, & se trouve en des états différens, soit à l’occasion de la disposition habituelle des organes destinés à ses fonctions, soit à cause des divers accidens qui surviennent à ces organes.
Quand les membres de notre corps ont acquis une certaine consistance, nous marchons, nous sommes en état de porter d’abord de petits fardeaux d’un lieu à un autre ; dans la suite nous pouvons en soûlever & en transporter de plus grands ; mais si quelqu’obstruction empêche le cours des esprits animaux, aucun de ces mouvemens ne peut être exécuté.
De même, lorsque parvenus à un certain âge, les organes de nos sens & ceux du cerveau se trouvent dans l’état requis pour donner lieu à l’ame d’exercer ses fonctions à un certain degré de rectitude, selon l’institution de la nature, ce que l’expérience générale de tous les hommes nous apprend ; on dit alors qu’on est parvenu à l’âge de raison. Mais s’il arrive que le jeu de ces organes soit troublé, les fonctions de l’ame sont interrompues : c’est ce qu’on ne voit que trop souvent dans les imbécilles, dans les insensés, dans les épileptiques, dans les apoplectiques, dans les malades qui ont le transport au cerveau, enfin dans ceux qui se livrent à des passions violentes.
Cette fiere raison dont on fait tant de bruit,
Un peu de vin la trouble, un enfant la séduit.
Ainsi l’esprit a ses maladies comme le corps, l’indocilité, l’entêtement, le préjugé, la précipitation, l’incapacité de se prêter aux reflexions des autres, les passions, &c.
Mais ne peut-on pas guérir les maladies de l’esprit, dit Cicéron ? on guérit bien celles du corps, ajoûte-t-il. His nulla-nè est adhibenda curatio ? an quòd corpora curari possint, animorum medicina nulla sit ? Cic. Tusc. lib. III. cap. ij. Une multitude d’observations physiques de medecine & d’anatomie, dit le savant auteur de l’économie animale, tom. III. pag. 215. deuxieme édit. à Paris chez Cavelier 1747. nous prouvent que nos connoissances dépendent des facultés organiques du corps. Ce témoignage joint à celui du P. Buffier & de tant d’autres savans respectables, fait voir qu’il y a deux sortes de moyens naturels pour guérir les maladies de l’esprit, du moins celles qui peuvent être guéries ; le premier moyen, c’est le régime, la tempérance, la continence, l’usage des alimens propres à guérir chaque sorte de maladie de l’esprit (voyez la médecine de l’esprit, par M. le Camus, chez Ganneau, à Paris, 1753), la fuite & la privation de tout ce qui peut irriter ces maladies. Il est certain que lorsque l’estomac n’est point surchargé, & que la digestion se fait aisément, les liqueurs coulent sans altération dans leurs canaux, & l’ame exerce ses fonctions sans obstacle.
Outre ces moyens, Cicéron nous exhorte d’écouter & d’étudier les leçons de la sagesse, & surtout d’avoir un desir sincere de guérir. C’est un commencement de santé qui nous fait éviter tout ce qui peut entretenir la maladie. Animi sanari voluerint, præceptis sapientium paruerint ; fiet ut sine ullâ dubitatione sanentur. Cic. III. Tusc. cap. iij.
Quand nous sommes en état de refléchir sur nos sensations, nous nous appercevons que nous avons des sentimens dont les uns sont agréables, & les autres plus ou moins douloureux ; & nous ne pouvons pas douter que ces sentimens ou sensations ne soient excités en nous par une cause différente de nous-mêmes, puisque nous ne pouvons ni les faire naître, ni les suspendre, ni les faire cesser précisément à notre gré. L’expérience & notre sentiment intime ne nous apprennent-ils pas que ces sentimens nous viennent d’une cause étrangere, & qu’ils sont excités en nous à l’occasion des impressions que les objets font sur nos sens, selon un certain ordre immuable établi dans toute la nature, & reconnu par-tout où il y a des hommes ?
C’est encore d’après ces impressions que nous jugeons des objets & de leurs propriétés ; ces premieres impressions nous donnent lieu de faire ensuite différentes réflexions qui supposent toûjours ces impressions, & qui se font indépendamment de la disposition habituelle ou actuelle du cerveau, & selon les lois de l’union de l’ame avec le corps. Il faut toûjours supposer l’ame dans l’état de la veille, où elle sent bien qu’elle n’est pas ensevelie dans les ténebres du sommeil ; il faut la supposer dans l’état de santé, en un mot dans cet état où dégagée de toute passion & de tout préjugé, elle exerce ses fonctions avec lumiere & avec liberté : puisque pendant le sommeil, ou même pendant la veille, nous ne pouvons penser à aucun objet, à moins qu’il n’ait fait quelque impression sur nous depuis que nous sommes au monde.
Puisque nous ne pouvons par notre seule volonté empêcher l’effet d’une sensation, par exemple, nous empêcher de voir pendant le jour, lorsque nos yeux sont ouverts, ni exciter, ni conserver ni faire cesser la moindre sensation : Puisque c’est un axiome constant en Philosophie que notre pensée n’ajoûte rien à ce que les objets sont en eux-mêmes, cogitare tuum nil ponit in re : Puisque tout effet suppose une cause : Puisque nul être ne peut se modifier lui-même, & que tout ce qui change, change par autrui : Puisque nos connoissances ne sont point des êtres particuliers, & que ce n’est que nous connoissant, comme chaque regard de nos yeux n’est que nous regardant, & que tous ces mots, connoissance, idée, pensée, jugement, vie, mort, néant, maladie, santé, vûe, &c. ne sont que des termes abstraits que nous avons inventés sur le modele & à l’imitation des mots qui marquent des êtres réels, tels que Soleil, Lune, Terre, Etoiles, &c. & que ces termes abstraits nous ont paru commodes pour faire entendre ce que nous pensons aux autres hommes, qui en font le même usage que nous, ce qui nous dispense de recourir à des périphrases & à des circonlocutions qui feroient languir le discours ; par toutes ces considérations, il paroît évident que chaque connoissance individuelle doit avoir sa cause particuliere, ou son motif propre.
Ce motif doit avoir deux conditions également essentielles & inséparables.
1°. Il doit être extérieur, c’est-à-dire qu’il ne doit pas venir de notre propre imagination, comme il en vient dans le sommeil : cogitare tuum nil ponit in re.
2°. Il doit être le motif propre, c’est-à-dire celui que telle connoissance particuliere suppose, celui sans lequel cette pensée ne seroit jamais venue dans l’esprit.
Quelques philosophes de l’antiquité avoient imaginé qu’il y avoit des Antipodes ; les preuves qu’ils donnoient de leur sentiment étoient bien vraissemblables, mais elles n’étoient que vraissemblables ; au lieu qu’aujourd’hui que nous allons aux Antipodes, & que nous en revenons ; aujourd’hui qu’il y a un commerce établi entre les peuples qui y habitent & nous, nous avons un motif légitime, un motif extérieur, un motif propre, pour assûrer qu’il y a des Antipodes.
Ce Grec qui s’imaginoit que tous les vaisseaux qui arrivoient au port de Pyrée lui appartenoient, ne jugeoit que sur ce qui se passoit dans son imagination & dans le sens interne, qui est l’organe du consentement de l’esprit ; il n’avoit point de motif extérieur & propre : ce qu’il pensoit n’étoit point en rapport avec la réalité des choses : cogitare tuum nil ponit in re. Une montre marque toûjours quelqu’heure ; mais elle ne va bien que lorsqu’elle est en rapport avec la situation du Soleil : notre sentiment intime, aidé par les circonstances, nous fait sentir le rapport de notre jugement avec la réalité des choses. Quand nous sommes éveillés, nous sentons bien que nous ne dormons pas ; quand nous sommes en bonne santé, nous sommes persuadés que nous ne sommes pas malades : ainsi lorsque nous jugeons d’après un motif légitime, nous sommes convaincus que notre jugement est bien fondé, & que nous aurions tort de porter un jugement différent. Les ames qui ont le bonheur d’être unies à des têtes bien faites, passent de l’état de la passion, ou de celui de l’erreur & du préjugé, à l’état tranquille de la raison, où elles exercent leurs fonctions avec lumiere & avec liberté.
Il seroit aisé de rapporter un grand nombre d’exemples, pour faire voir la nécessité d’un motif extérieur, propre, & légitime dans tous nos jugemens, même de ceux qui regardent la foi : Fides ex auditu, auditus autem per verbum Christi, dit S. Paul. (Rom. c. x. 17.) « Dans des points si sublimes, dit le Pere Buffier (tr. des premieres vérités, III. part. p. 237), on trouve un motif judicieux & plausible, certain, qui ne peut nous égarer, de soûmettre nos foibles lumieres naturelles à l’intelligence infinie de Dieu …… qui a révélé certaines vérités, & à la sage autorité de l’Église qui nous apprend que Dieu les a effectivement révélées. Si l’on faisoit attention à ces premieres vérités dans la science de la Théologie, ajoûte le P. Buffier (ibid.), l’étude en deviendroit beaucoup plus facile & plus abregée, & le fruit en seroit plus solide & plus étendu ».
Ce seroit donc une pratique très-utile de demander souvent à un jeune homme le motif de son jugement, dans des occasions même très-communes, sur-tout quand on s’apperçoit qu’il imagine, & que ce qu’il dit n’est pas fondé.
Quand les jeunes gens sont en état d’entrer dans des études sérieuses, c’est une pratique très-utile, après qu’on leur a appris les différentes sortes de gouvernemens, de leur faire lire les gazettes, avec des cartes de géographie & des dictionnaires qui expliquent certains mots que souvent même le maître n’entend pas. Cette pratique est d’abord desagréable aux jeunes gens ; parce qu’ils ne sont encore au fait de rien, & que ce qu’ils lisent ne trouve pas à se lier dans leur esprit avec des idées acquises : mais peu-à-peu cette lecture les intéresse, sur-tout lorsque leur vanité en est flatée par les loüanges que des personnes avancées en âge leur donnent à-propos sur ce point.
Je connois des maîtres judicieux qui pour donner aux jeunes gens certaines connoissances d’usage, leur font lire & leur expliquent l’état de la France & l’almanach royal : & je crois cette pratique très utile.
Il resteroit à parler des mœurs & des qualités sociales : mais nous avons tant de bons livres sur ce point, que je crois devoir y renvoyer.
Nous avons dans l’école militaire un modele d’éducation, auquel toutes les personnes qui sont chargées d’élever des jeunes gens, devroient tâcher de se rapprocher ; soit à l’égard de ce qui concerne la santé, les alimens, la propreté, la décence, &c. soit par rapport à ce qui regarde la culture de l’esprit. On n’y perd jamais de vûe l’objet principal de l’établissement, & l’on travaille en des tems marqués à acquérir les connoissances qui ont rapport à cet objet : telles sont les Langues, la Géométrie, les Fortifications, la science des Nombres, &c. ce sont des maîtres habiles en chacune de ces parties, qui ont été choisis pour les enseigner.
A l’égard des mœurs, elles y sont en sûreté, tant par les bons exemples, que par l’impossibilité où les jeunes gens se trouvent de contracter des liaisons qui pourroient les écarter de leur devoir. Ils sont éclairés en tout tems & en tout lieu. Une vigilance perpétuelle ne les perd jamais de vûe : cette vigilance est exercée pendant le jour & pendant la nuit, par des personnes sages qui se succedent en des tems marqués. Heureux les jeunes gens qui ont le bonheur d’être reçûs à cette école ! ils en sortiront avec un tempérament fortifié, avec l’esprit de leur état, & un esprit cultivé, avec des mœurs qu’une habitude de plusieurs années aura mises à l’abri de la séduction : enfin avec les sentimens de reconnoissance, dont on voit qu’ils sont déjà pénétrés ; premierement à l’égard du Roi puissant, qui leur procure en pere tendre de si grands avantages ; en second lieu envers le ministre éclairé, qui favorise l’exécution d’un si beau projet ; 3°. enfin à l’égard des personnes zélées qui président immédiatement à cette exécution, qui la conduisent avec lumiere, avec sagesse, avec fermeté, & avec un desintéressement qu’on ne peut assez loüer. Voyez Ecole militaire, Etude, Classe, Collége, &c. (F)