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met. Geber est proprement le pere de la Chimie écrite, le premier auteur, ou plûtôt le premier collecteur (car tous ces premiers auteurs ne sont que collecteurs) des dogmes chimiques, le premier qui ait rédigé en corps de doctrine ce qu’on savoit avant lui : il ne se donne lui-même que pour un rédacteur ; & le proëmium de son summa perfectionis, &c. commence ainsi : Totam nostram scientiam quam ex dictis antiquorum abbreviavimus compilatione diversâ in nostris voluminibus, &c.

Mais il a tout le frappant de ces inventeurs-collecteurs. La fin alchimique à laquelle il dirige toutes ses opérations peut être chimérique, ou pour le moins ne peut pas être remplie par la plus grande partie de ses lecteurs, les moyens derniers ou prochains n’étant point révélés ; mais il n’en est pas moins positif sur les opérations fondamentales, qu’il décrit avec une exactitude admirable, & dans un ordre méthodique, & qu’il accompagne de considérations très-raisonnées sur les effets particuliers des diverses opérations, & sur leurs usages immédiats ; ensorte que relativement à la Chimie-pratique, & même à une suite de connoissances liées & ordonnées dans un rapport scientifique sur les minéraux, les plus illustres Chimistes qui l’ont suivi jusqu’aux Hollandus & à Basile Valentin, n’ont fait aucun progrès considérable, si ce n’est la découverte des acides minéraux, qu’évidemment Geber ne connoissoit pas. C’est donc à Geber que commence pour nous la Chimie philosophique ou raisonnée. Ce que nous avons de lui passe pour n’être qu’une médiocre partie de ses ouvrages.

Les Arabes ont continué de cultiver la Chimie après Geber. On trouve des traces des connoissances chimiques de cette nation, dans des écrits traduits en Latin & imprimés, de leurs medecins, de Rhases, d’Avicenne, de Bulchasim, de Mesué, de Rabby Moyse, d’Averroës, d’Hali Abbas, d’Alsaravius. Les ouvrages non-imprimés de plusieurs auteurs qui ont écrit expressement sur la Chimie, & dont Robert Duval donne une liste, sont à-peu-près du même tems. Mais nous observerons sur tout ces auteurs ce que nous avons déjà observé sur les chimistes Grecs, que le fait historique, la connoissance stérile de leur existence, est la seule chose que nous puissions en employer ici ; leurs ouvrages n’ont point contribué aux progrès de l’art en soi ; ensorte que de Geber, jusqu’aux Chimistes Européens dont nous allons parler, nous ne trouvons rien pour la science, pas même des copistes de Geber. Il est bon de savoir que c’est de la Chimie pharmaceutique qu’il est toûjours question dans les écrits des auteurs Arabes traduits que nous venons de nommer. Nous n’avons point le livre qu’Avicenne avoit écrit sur l’Alchimie (qui de ce tems-là étoit la même chose que la Chimie), selon Sorsanus son disciple, qui a écrit sa vie, & dont Albert le Grand a fait mention. Celui qui est imprimé sous le nom de ce célebre Medecin Arabe dans la bibliotheque chimique de Menget, a été regardé par les bons critiques comme supposé. Au reste ce sont évidemment les Medecins Arabes qui les premiers ont appliqué les préparations chimiques aux usages de la Medecine, ou qui sont auteurs de la Chimie pharmaceutique. Voy. Pharmacie. Nous ne parlerons plus que de la Chimie philosophique, fondamentale, générale, nous réservant de traiter ses différentes branches dans des articles particuliers ; & c’est pour suivre cet ordre que nous omettons ici quelques auteurs purement Alchimistes de la même nation, tels que Calid, Morien dit le Romain, &c. Voyez Philosophie hermétique.

Vers le commencement du xiij. siecle, la Chimie pénetra enfin en Europe, soit que le commerce que

les croisades avoient occasionné entre les Orientaux & les Européens eût transmis à ceux-ci les connoissances des premiers, ou que la traduction que l’empereur Frédéric II. fit faire dans ce tems-là, de plusieurs livres Arabes en Latin, les eût mis à portée de puiser dans ces livres. Bientôt le petit nombre de savans qui existoient alors la reçurent avidement, comme chose nouvelle, & qui en promettoit de grandes, les richesses & la santé. Albert le Grand, & Roger Bacon, tous deux moines, le premier dominicain, & le second cordelier, sont les plus distingués de ses premiers sectateurs.

Ces deux hommes appartiennent à toutes les sciences, & sur-tout Roger Bacon. Ils vivoient dans des tems où l’ignorance la plus profonde regnoit autour d’eux ; ils possédoient cependant une universalité de connoissances si peu commune dans notre siecle éclairé, qu’ils passeroient encore aujourd’hui pour des prodiges. On diroit au premier coup d’œil, à voir la hauteur surprenante à laquelle ils s’étoient élevés au-dessus de leurs contemporains, ou qu’ils étoient d’une autre organisation qu’eux, ou qu’ils avoient eû d’autres moyens & d’autres occasions de s’instruire ; mais la vraie raison de cette différence, c’est que c’étoient deux hommes de génie, dont la lumiere plus forte que les ténebres environnantes, s’échappoit en tout sens, par l’impossibilité de demeurer étouffée ; mais elle n’en étoit que plus offensante pour les autres hommes, dont elle alloit frapper & blesser les yeux dans l’obscurité. Le propre du génie est de marcher par écarts ; ils en firent de tous côtés ; ils s’élancerent dans presque toutes les régions de la connoissance humaine, & la Chimie fut un des principaux théatres de leurs excursions. Ils n’eurent garde d’affecter pour cet art cette espece de mépris si peu philosophique que nous avons reproché au commencement de cet article à quelques philosophes ; mépris, que n’eut pas non plus (pour l’observer en passant, à propos de la conformité de nom, de patrie, & d’universalité) le célebre chancelier Bacon, qui, s’il ne fut pas un chimiste comme Roger, peut passer pour un amateur distingué, & dont nous ne voulons pas manquer de nous honorer.

Albert parle en physicien instruit par des moyens chimiques, de la connoissance des substances métalliques, dans ses livres sur les minéraux, & en homme qui connoissoit les Alchimistes, leurs opérations, & leurs livres, & qui pensoit qu’on pouvoit en tirer des connoissances utiles à la Physique des minéraux. On lui a attribué un livre sur l’Alchimie qui est imprimé dans le second volume du théatre chimique, mais ce livre n’est pas plus de lui que les secrets du petit Albert.

Roger Bacon naquit en 1214 ; il se fit cordelier, les uns disent en Angleterre, d’autres à Paris. Il mit Aristote à l’écart pour étudier la nature par la voie de l’expérience. C’est une observation presque générale dans tous les tems, que ceux qui ont eu le courage de s’affranchir de la servitude des méthodes, des opinions, des moyens adoptés, se sont particulierement distingués par leurs progrès. Il s’appliqua à la Philosophie, lors même qu’elle étoit proscrite comme une science dangereuse. Celle d’Aristote commençoit à se répandre par les versions de Michel Scot, de Gerard de Crémone, d’Alured Anglicus, d’Hermand Alemannus, de Guillaume Flemingus, mais avec toutes les erreurs de ces mauvaises traductions, erreurs par lesquelles Bacon ne passa point. Il méprisoit ces traducteurs autant qu’il estimoit l’original, qu’il regardoit comme la base de la science. Il distinguoit dès-lors le faux péripatéticisme qui a duré si long-tems, de la vraie doctrine d’Aristote. Pour voir combien il s’étoit élevé au-dessus de son