Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 17.djvu/399

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ont des relations locales à d’autres corps qui les différentient ; elles sont donc aussi réellement distinctes, indépendantes & désunies, quoiqu’elles ne soient séparées qu’intelligiblement, que si leurs parties étoient à des distances infinies les unes des autres, puisque l’on peut affirmer que l’une n’est pas l’autre, & ne la pénetre pas.

A l’égard de l’origine du mal, que leur sert-il d’ôter à Dieu la prévision des futurs contingens, & de dire qu’il ne connoît l’avenir dans les agens libres que par des conjectures qui peuvent quelquefois le tromper ? Croyent-ils par cette hypothese justifier la providence, & se disculper de l’accusation de faire Dieu auteur du péché ? C’est envain qu’ils s’en flatteroient, car si Dieu n’a pas prévu certainement les événemens qui dépendoient de la liberté de l’homme, il a pu au-moins, comme le remarque une fameux théologien, les deviner par conjecture. « Il a bien soupçonné que les créatures libres se pourroient dérégler par le mauvais usage de leur liberté. Il a dû prendre ses sûretés pour empêcher les desordres. Au-moins il a pu savoir les choses quand il les a vues arrivées. Il n’a pu ignorer quand il a vu Adam tomber & pécher, qu’il alloit faire une race d’hommes méchans. Il a dû employer toutes sortes de moyens pour mettre des digues à cette malice, & pour l’empêcher de se multiplier autant qu’elle a fait. Au-lieu de cela on voit un Dieu qui laisse courir pendant 4000 ans tous les hommes dans leurs voies, qui ne leur envoie ni conducteurs, ni prophètes, & qui les abandonne entierement à l’ignorance, à l’erreur & à l’idolâtrie ; n’exceptant de cela que deux ou trois millions d’ames cachées dans un petit coin de la terre. Les Sociniens pourroient-ils bien répondre à cela & satisfaire parfaitement les incrédules ? »

Je sais bien que les Unitairas dont nous parlons, objectent que la prescience divine détruiroit la liberté de la créature ; voici à-peu-près comment ils raisonnent sur ce sujet. « Si une chose, disent-ils, est contingente en elle-même, & peut aussi-bien n’arriver pas, comme arriver, comment la prévoir avec certitude ? Pour connoître une chose parfaitement, il la faut connoître telle qu’elle est en elle-même ; & si elle est indéterminée par sa propre nature, comment la peut-on regarder comme déterminée, & comme devant arriver ? Ne seroit-ce pas en avoir une fausse idée ? & c’est ce qu’il semble qu’on attribue à Dieu, lorsqu’on dit qu’il prévoit nécessairement une chose, qui en elle-même n’est pas plus déterminée à arriver, qu’à n’arriver pas ».

Ils concluent delà qu’il est impossible que Dieu puisse prévoir les événemens qui dependent des causes libres, parce que s’il les prévoit, ils arriveront nécessairement & infailliblement ; & s’il est infaillible qu’ils arriveront, il n’y a plus de contingence, & par conséquent plus de liberté. Ils poussent les objections sur cette matiere beaucoup plus loin, & prétendent réfuter solidement la réponse de quelques théologiens, qui disent que les choses n’arrivent pas parce que Dieu les a prévues, mais que Dieu les a prévues parce qu’elles arrivent. Voyez Prescience, Contingent, Liberté, Fatalité, &c.

Leur sentiment sur la providence va nous fournir une autre preuve de l’incohérence de leurs principes. Ne pouvant concilier ce dogme avec notre liberté, & avec la haine infinie que Dieu a pour le péché, ils refusent à cet être suprème la providence qui regle & gouverne les choses en détail. Mais il est aisé de voir, pour peu qu’on y réfléchisse, que c’est soumettre toutes les choses humaines aux lois d’un destin nécessitent & irrésistible, & par conséquent

introduire le fatalisme. Ainsi s’ils veulent se suivre, ils ne doivent rendre aucune espece de culte à la divinité : leur hypothese rend absolument inutiles les vœux, les prieres, les sacrifices, en un mot, tous les actes intérieurs & extérieurs de religion. Elle détruit même invinciblement la doctrine de l’immortalité de l’ame, &, ce qui en est une suite, celle des peines & des récompenses après la mort ; hypothèses qui ne sont fondées que sur celle d’une providence particuliere & immédiate, & qui s’écroulent avec elle.

Leurs défenseurs répondent à cela, qu’il est impossible d’admettre le dogme d’une providence universelle, sans donner atteinte à l’idée de l’être infiniment parfait. « Concevez-vous, disent-ils, que sous l’empire d’un Dieu tout-puissant, aussi bienfaisant que juste, il puisse y avoir des vases à honneur, & des vases à deshonneur ? Cela ne répugne-t-il pas aux idées que nous avons de l’ordre & de la sagesse ? le bonheur continuel des êtres intelligens ne doit-il pas être le premier des soins de la providence, & l’objet principal de sa bonté infinie ? Pourquoi donc souffrons-nous, & pourquoi y a-t il des méchans ? Examinez tous les systèmes que les théologiens de toutes les communions ont inventés pour répondre aux objections sur l’origine du mal physique & du mal moral, & vous n’en trouverez aucun qui vous satisfasse même à quelques égards. Il en résulte toujours pour quiconque sait juger des choses, que Dieu pouvant empêcher très-facilement que l’homme ne fût criminel ni malheureux, l’a néanmoins laissé tomber dans le crime & dans la misere. Concluons donc qu’il faut nécessairement faire Dieu auteur du péché, ou être fataliste. Or puisqu’il n’y a que ce seul moyen de disculper pleinement la divinité, & d’expliquer les phénomènes, il s’ensuit qu’il n’y a pas à balancer entre ces deux solutions ».

Telles sont en partie, les raisons dont les fauteurs du Socianisme se servent pour justifier l’opinion de nos unitaires sur la providence : raisons qu’ils fortifient du dilemme d’Epicure, & de toutes les objections que l’on peut faire contre le système orthodoxe. Mais nous n’avons pas prétendu nier que ce système n’eût aussi ses difficultés ; tout ce que nous avons voulu prouver, c’est premierement que ces sectaires n’ont point connu les dépendances inévitables du principe sur lequel ils ont bâti toute leur philosophie, puisque l’idée d’une providence quelle qu’elle soit, est incompatible avec la supposition d’une matiere éternelle & nécessaire.

Secondement, qu’en excluant la providence divine de ce qui se passe ici bas, & en restreignant ses opérations seulement aux grandes choses, ces Sociniens ne sont pas moins hétérodoxes que ceux dont ils ont mutilé le système, soit en en altérant les principes, soit en y intercalant plusieurs opinions tout à fait discordantes. J’en ai donné, ce me semble, des preuves sensibles, auxquelles on peut ajouter ce qu’ils disent de l’ame des bêtes.

Ils remarquent d’abord[1] que l’homme est le seul de tous les animaux auquel on puisse attribuer une raison, & une volonté proprement dites, & dont les actions sont réellement susceptibles de mérite & de démérite, de punition & de récompense. Mais s’ils ne donnent point aux bêtes une volonté, ni un franc-arbitre proprement dits ; s’ils ne les font pas capables de la vertu & du vice, ni des peines & des récompenses proprement parlant, ils ne laissent pas de dire que la raison, la liberté & la vertu se trouvent en elles imparfaitement & analogiquement, & qu’elles se rendent dignes de peines & de récom-

  1. Voyez Crellius, Ethicæ christianæ, Lib II. cap. j. pag. 65. 66.