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cette espece de peste est venue ; mais il paroît que plusieurs causes éloignées & prochaines concoururent, dans l’intervalle du onzieme au douzieme siecle, à l’accroitre, à l’étendre, & à la rendre générale. Voyez ce que nous en avons dit à l’article Aristotélisme.

On peut distribuer le regne de la scholastique sous trois périodes ; l’une qui commence à Lanfranc ou Abélard & Pierre le Lombard son disciple, & qui comprend la moitié du douzieme siecle, tems où parut Albert le grand ; ce fut son enfance.

Une seconde qui commence en 1220, & qui finit à Durand de S. Porcien ; ce fut son âge de maturité & de vigueur.

Une troisieme qui commence où la seconde finit, & qui se proroge jusqu’à Gabriel Biel, qui touche au moment de la reforme ; ce fut le tems de son déclin & de sa décrépitude.

Guillaume des Champeaux, Pierre Abélard, Pierre le Lombard, Robert Pulleyn, Gilbert de la Porrée, Pierre Comestor, Jean de Sarisberi, & Alexandre de Hales, se distinguerent dans la premiere période.

Albert le grand, Thomas d’Aquin, Bonaventure, Pierre, Roger Bacon, Gille de Colomna, & Jean Scot, se distinguerent dans la seconde.

Durand de S. Porcien, Guillaunie Occam, Richard Suisset, Jean Buridan, Marsile d’Inghen, Gautier Burlée, Pierre d’Alliac, Jean Wessel Gansfort, & Gabriel Biel, se distinguerent dans la troisieme.

Premiere période de la philosophie scholastique. Guillaume des Champeaux, né en Brie de parens obscurs, s’éleva par la réputation qu’il se fit, de grade en grade jusqu’à l’épiscopat ; telle étoit la barbarie de son tems, qu’il n’y avoit aucun poste dans l’église auquel ne pût aspirer un homme qui entendoit les cathégories d’Aristote, & qui savoit disputer sur les universaux. Celui-ci prétendoit qu’il n’y avoit dans tous les individus qu’une seule chose essentiellement une, & que s’ils différoient entr’eux, ce n’étoit que par la multitude des accidens. Abélard, son disciple, l’attaqua vivement sur cette opinion ; de Champeaux frappé des objections d’Abélard, changea d’avis, & perdit toute la considération dont il jouissoit ; il ne s’agissoit pas alors d’enseigner la vérité, mais de bien défendre son sentiment vrai ou faux ; le comble de la honte étoit d’en être réduit au silence ; de-là cette foule de distinctions ridicules qui s’appliquent à d’autant plus de cas, qu’elles sont vuides de sens ; avec ce secours, il n’y avoit point de questions qu’on n’embrouillât, point de theses qu’on ne pût défendre, pour ou contre, point d’objections auquelles on n’échappât, point de disputes qu’on ne prorogeât sans fin.

Des Champeaux vaincu par Abélard, alla s’enfermer dans l’abbaye de S. Victor ; mais celui-ci ne se fut pas plutôt retiré à sainte Géneviéve, que des Champeaux reparut dans l’école.

Qui est-ce qui ne connoit pas l’histoire & les malheurs d’Abélard ? qui est-ce qui n’a pas lu les lettres d’Héloïse ? qui est-ce qui ne déteste pas la fureur avec laquelle le doux & pieux S. Bernard le persécuta ? il naquit en 1079, il renonça à tous les avantages qu’il pouvoit se promettre dans l’état militaire, pour se livrer à l’étude ; il sentit combien la maniere subtile dont on philosophoit de son tems, supposoit de dialectique, & il s’exerça particulierement à manier cette arme à deux tranchans, sous Roscelin, le ferrailleur le plus redouté de son tems ; celui-ci avoit conçu que les universaux n’existoient point hors de l’entendement, & qu’il n’y avoit dans la nature que des individus dont nous exprimions la similitude par une dénomination générale, & il avoit fondé la secte des nominaux, parmi lesquels Abélard s’enrôla ; il alla faire assaut avec tous ceux qui avoient quel-

que réputation ; il vint à Paris, il prit les leçons de

Guillaume des Champeaux ; il fut successivement l’honneur & la honte de son maître ; il ouvrit une école à l’âge de vingt-deux ans, à Melun, d’où il vint à Corbeil ; il eut un grand nombre de disciples, d’amis & d’ennemis ; ses travaux affoiblirent sa santé, il fut obligé de suspendre ses exercices pendant deux ans qu’il passa dans sa patrie ; son absence ne fit qu’ajouter au desir qu’on avoit de l’entendre ; de retour, il trouva des Champeaux sous l’habit de moine, continuant dans le fond d’un cloitre à professer la rhétorique & la logique, deux arts qui ne devroient point être séparés ; il alla l’écouter, moins pour s’instruire, que pour le harceler de nouveau. Ce projet indigne lui réussit, il acheva de triompher de son maître, qui vit en un moment son école déserte, & ses disciples attachés à la suite d’Abélard ; celui à qui des Champeaux avoit cedé sa chaire cathédrale, au sortir du monde, l’offrit à Abélard, qui en fut écarté par la faction de des Champeaux & la protection de l’archevêque de Paris. Notre jeune philosophe fut moins encore irrité de ce refus, que de la promotion de des Champeaux à l’épiscopat ; l’élévation d’un homme auquel il s’étoit montré si supérieur, l’indigna secrettement, il crut que des Champeaux ne devoit les honneurs qu’on lui conféroit, qu’à la réputation qu’il s’étoit faite en qualité de théologien, & il se rendit sous Anselme qui avoit formé des Champeaux ; les leçons d’Anselme ne lui parurent pas répondre à la célébrité de cet homme ; bientôt il eut dépouillé celui-ci de son auditoire & de sa réputation ; il enseigna la théologie, malgré ses ennemis qui répandoient de tous côtés, qu’il étoit dangereux de permettre à un homme de son âge & de son caractere, de se mêler d’une science si sublime. Ce fut alors qu’il connut le chanoine Fulbert & sa niece Héloïse ; cette fille savoit à l’âge de dix-huit ans, l’hébreu, le grec, le latin, les mathématiques, la philosophie, la théologie, c’est-à-dire plus que tous les hommes de son tems réunis ; outre l’esprit que la nature lui avoit donné, la sensibilité de cœur, les talens qu’elle devoit à une éducation très-recherchée, elle étoit encore belle ; comment résiste-t-on à tant de charmes ? Abélard la vit, l’aima, & jamais homme ne fut peut-être autant aimé d’une femme, qu’Abélard d’Héloïse ; non, disoit-elle, le maître de l’univers entier, s’il y en avoit un, m’offriroit son trône & sa main, qu’il me seroit moins doux d’être sa femme, que la maîtresse d’Abélard. Nous n’entrerons point dans le détail de leurs amours ; Fulbert prit Abélard dans sa maison ; celui-ci négligea son école pour s’abandonner tout entier à sa passion ; il employa son tems, non plus à méditer les questions abstraites & tristes de la philosophie, mais à composer des vers tendres & des chansons galantes ; sa réputation s’obscurcit, & ses malheurs commencerent & ceux d’Héloïse.

Abélard privé du bonheur qu’il s’étoit promis dans la possession d’Héloïse, désesperé, confus, se retira dans l’abbaye de S. Denis ; cependant Héloïse renfermée dans une autre solitude, périssoit de douleur & d’amour. Cet homme qui devoit avoir appris par ses propres foiblesses, à pardonner aux foiblesses des autres, se rendit odieux aux moines avec lesquels il vivoit, par la dureté de ses réprimandes, & toute la célébrité qu’il devoit au nombreux concours de ses auditeurs, ne lui procurerent point un repos qu’il s’efforçoit à éloigner de lui ; les ennemis qu’il s’étoit fait autrefois, & ceux qu’il se faisoit tous les jours, avoient sans cesse les yeux ouverts sur sa conduite, ils attendoient l’occasion de le perdre, & ils crurent l’avoir trouvée dans l’ouvrage qu’il publia sous le titre de la foi à la sainte Trinité, pour servir d’introduction à la théologie ; Abélard y appliquoit à la distinction