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sonnes font de Lucrece leur livre favori. On ne lit son ouvrage que de propos délibéré. Il n’est point, comme l’énéide, un de ces livres sur lesquels un attrait insensible fait d’abord porter la main quand on veut lire une heure ou deux. Qu’on compare le nombre des traductions de Lucrece avec le nombre des traductions de Virgile dans toutes les langues polies, & l’on trouvera quatre traductions de l’énéide de Virgile, contre une traduction du poëme de natura rerum. Les hommes aimeront toujours mieux les livres qui les toucheront que les livres qui instruiront. Comme l’ennui leur est plus à charge que l’ignorance, ils préferent le plaisir d’être émus, au plaisir d’être instruits. (D. J.)

Poeme dramatique, (Poésie.) représentation d’actions merveilleuses, héroiques ou bourgeoises.

Le poëme dramatique est ainsi nommé du mot grec δρᾶμα, qui vient de l’éolique, δραμεῖν ou δρᾶν, lequel signifie agir ; parce que dans cette espece de poëme, on ne raconte point l’action comme dans l’épopée, mais qu’on la montre elle-même dans ceux qui la représentent. L’action dramatique est soumise aux yeux, & doit se peindre comme la vérité : or le jugement des yeux, en fait de spectacle, est infiniment plus redoutable que celui des oreilles. Cela est si vrai, que dans les drames mêmes, on met en récit ce qui seroit peu vraissemblable en spectacle. On dit qu’Hippolyte a été attaqué par un monstre & déchiré par les chevaux, parce que si on eût voulu représenter cet événement plutôt que de le raconter, il y auroit eu une infinité de petites circonstances qui auroient trahi l’art & changé la pitié en risée. Le précepte d’Horace y est formel ; & quand Horace ne l’auroit point dit, la raison le dit assez.

On y exige encore non-seulement que l’action soit une, mais qu’elle se passe toute en un même jour, en un même lieu. La raison de tout cela est dans l’imitation.

Comme toute action se passe en un lieu, ce lieu doit être convenable à la qualité des acteurs. Si ce sont des bergers, la scène est en paysage : celle des rois est un palais, ainsi du reste.

Pourvu qu’on conserve le caractere du lieu, il est permis de l’embellir de toutes les richesses de l’art ; les couleurs & la perspective en font toute la dépense. Cependant il faut que les mœurs des acteurs soient peintes dans la scène même ; qu’il y ait une juste proportion entre la demeure & le maître qui l’habite ; qu’on y remarque les usages des tems, des pays, des nations. Un américain ne doit être ni vétu, ni logé comme un françois ; ni un françois comme un ancien romain ; ni même comme un espagnol moderne. Si on n’a point de modele, il faut s’en figurer un, conformément à l’idée que peuvent en avoir les spectateurs.

Les deux principales especes de poëmes dramatiques sont la tragédie & la comédie, ou comme disoient les anciens, le cothurne & le brodequin.

La tragédie partage avec l’épopée la grandeur & l’importance de l’action, & n’en differe que par le dramatique seulement. Elle imite le beau, le grand ; la comédie imite le ridicule. L’une éleve l’ame & ferme le cœur ; l’autre polit les mœurs, & corrige le dehors. La tragédie nous humanise par la compassion, & nous retient par la crainte, φόβος καὶ ἔλεος : la comédie nous ôte le masque à demi, & nous présente adroitement le miroir. La tragédie ne fait pas rire, parce que les sottises des grands sont presque des malheurs publics :

Quidquid delirant reges, plectuntur achivi.

La comédie fait rire, parce que les sottises des petits ne sont que des sottises : on n’en craint point les suites. La tragédie excite la terreur & la pitié, ce qui est signifié par le nom même de la tragédie. La co-

médie fait rire, & c’est ce qui la rend comique ou

comédie.

Au reste, la poésie dramatique fit plus de progrès depuis 1635 jusqu’en 1665 ; elle se perfectionna plus en ces 30 années-là, qu’elle ne l’avoit fait dans les trois siecles précédens. Rotrou parut en même tems que Corneille, Racine, Moliere & Quinaut vinrent bientôt après. Quels progrès a fait depuis parmi nous cette même poésie dramatique ? aucun. Mais il est inutile d’entrer ici dans de plus grands détails. Voyez Comédie, Tragédie, Drame, Dramatique, Opéra, &c. (D. J.)

Poeme épique, (Poésie.) récit poétique de quelque grande action qui intéresse des peuples entiers, ou même tout le genre humain. Les Homere & les Virgile en ont fixé l’idée jusqu’à ce qu’ils vienne des modeles plus accomplis.

Le poëme épique est bien différent de l’histoire, quoiqu’il ait avec elle une ressemblance apparente. L’histoire est consacrée à la vérité, mais l’épopée peut ne vivre que de mensonges ; elle ne connoît d’autres bornes que celles de la possibilité.

Quand l’histoire, continue M. le Batteux, a rendu son témoignage, tout est fait pour elle ; on ne lui demande rien au-delà. On veut au contraire que l’épopée charme le lecteur, qu’elle excite son admiration, qu’elle occupe en même tems la raison, l’imagination, l’esprit ; qu’elle touche les cœurs, étonne les sens, & fasse éprouver à l’ame une suite de situations délicieuses, qui ne soient interrompues quelques instans que pour les renouveller avec plus de vivacité.

L’histoire présente les faits sans songer à plaire par la singularité des causes ou des moyens. C’est le portrait des tems & des hommes ; par conséquent l’image de l’inconstance & du caprice, de mille variations qui semblent l’ouvrage du hasard & de la fortune. L’épopée ne raconte qu’une action, & non plusieurs. Cette action est essentiellement intéressante ; ses parties sont concertées ; les causes sont vraissemblables : les acteurs ont des caracteres marqués, des mœurs soutenues ; c’est un tout entier, proportionné, ordonné, parfaitement lié dans toutes ses parties.

Enfin l’histoire ne montre que les causes naturelles ; elle marche, ses mémoires & ses dates à la main ; ou si, guidée par la philosophie, elle va quelquefois dans le cœur des hommes chercher les principes secrets des événemens, que le vulgaire attribue à d’autres causes ; jamais elle ne remonte au-delà des forces, ni de la prudence humaine. L’épopée est le récit d’une muse, c’est-à-dire d’une intelligence céleste, laquelle a vû non seulement le jeu de toutes les causes naturelles, mais encore l’action des causes surnaturelles, qui préparent les ressorts humains, qui leur donnent l’impulsion & la direction pour produire l’action qui est l’objet du poëme.

La premiere idée qui se présente à un poëte qui veut entreprendre cet ouvrage, c’est d’immortaliser son génie, c’est la fin de l’ouvrier ; cette idée le conduit naturellement au choix d’un sujet qui intéresse un grand nombre d’hommes, & qui soit en même tems capable de porter le merveilleux : ce sujet ne peut être qu’une action.

Pour en dresser toutes les parties & les rédiger en un seul corps, il fait comme les hommes qui agissent, il se propose un but où se portent tous les efforts de ceux qu’il sait agir : c’est la fin de l’ouvrage.

Toutes les parties étant ainsi ordonnées vers un seul terme marqué avec précision, le poëte fait valoir tous les privileges de son art. Quoique son sujet soit tiré de l’histoire, il s’en rend le maître : il ajoute, il retranche, il transpose, il crée, il dresse les machines à son gré, il prépare de loin des ressorts secrets, des forces mouvantes ; il dessine d’après les idées de