Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 10.djvu/33

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme vrais ceux qui sont chimériques ; & ainsi les fous ne me paroissent pécher que dans l’apperception ; la fausseté apparente de leur raisonnement doit être attribuée à la non conformité de leurs idées avec les objets extérieurs. Ils sont furieux, emportés contre les assistans, parce qu’ils croient voir en eux autant d’ennemis prêts à les maltraiter. Leur insensibilité au froid, au chaud, à la faim, au sommeil, vient sans doute de ce que ces impressions ne parviennent pas jusqu’à l’ame ; c’est pour cela qu’Hippocrate a dit que si quelque partie est affectée de quelque cause de douleur sans que le malade la ressente, c’est signe de folie.

On peut en examinant les signes que nous avons détaillés au commencement de cet article, non-seulement s’assurer de la présence de la manie, mais même la prédire lorsqu’elle est prochaine ; elle ne sauroit être confondue avec la phrénésie, qui est une maladie aiguë toûjours accompagnée d’une fievre inflammatoire. On la distingue de la mélancholie par l’universalité du délire, par la fureur, l’audace, &c. Voyez Mélancholie. On peut en consultant les parens, les assistans, connoître les causes qui l’ont excitée.

La manie est une maladie longue, chronique, qui n’entraîne pour l’ordinaire aucun danger de la vie : au contraire ceux qui en sont attaqués, sont à l’abri des autres maladies ; ils sont forts, robustes, à leur état près, bien portans ; ils vivent assez long-tems ; les convulsions & l’atrophie survenues dans la manie, sont des symptomes très-fâcheux. Un signe aussi très-mauvais, & qui annonce l’accroissement & l’état desespéré de manie, c’est lorsque les malades passans d’un profond sommeil à un délire continuel, sont insensibles à la violence du froid, & à l’action des purgatifs les plus énergiques. La mort est prochaine si les forces sont épuisées par l’abstinence ou par les veilles, & que le malade tombe dans l’épilepsie ou dans quelqu’autre affection soporeuse. Quoique la manie ne soit pas dangereuse, elle est extrèmement difficile à guérir, sur-tout lorsqu’elle est invétérée : elle est incurable lorsqu’elle est héréditaire ; on peut avoir quelque espérance si les paroxismes sont legers, si la manie est récente, & sur-tout si alors le malade observe exactement & sans peine les remedes qu’on lui prescrit ; car ce qui rend encore la guérison des maniaques plus difficile, c’est qu’ils prennent en aversion leur medecin, & regardent comme des poisons les remedes qu’il leur ordonne. Lorsque la manie succede aux fievres intermittentes mal traitées, à quelque écoulement supprimé, à des ulceres fermés mal-à-propos, à des poisons narcotiques, on peut davantage se flatter de la guérison, parce que le rétablissement des excrétions arrêtées, la formation de nouveaux ulcerés, l’évacuation prompte des plantes vénéneuses, sont quelquefois suivies d’une parfaite santé. Hippocrate nous apprend que les varices ou les hémorrhoïdes survenues à un maniaque, le guérissent. lib. VI. aphor. 21. que la dysenterie, l’hydropisie, & une simple aliénation d’esprit dans la manie, étoient d’un très-bon augure ; lib. VII. aphor. 5. que lorsqu’il y avoit des tumeurs dans les ulceres, les malades ne risquoient pas d’être maniaques ; Aph. 56. liv. V. Il y a dans Forestus, Observ. 24. lib. X. une observation d’une fille folle, qui guérit de cette maladie par des ulceres qui se formerent à ses jambes. Les fievres intermittentes, fievres quartes, sont aussi, suivant Hippocrate, des puissans remedes pour opérer la guérison de la manie. Ceux qui guérissent de cette maladie restent pendant long tems tristes, abattus & languissans ; ils conservent un fonds de mélancholie invincible, que le souvenir humiliant de leur état précédent entretient.

La manie est une de ces maladies où les plus habiles medecins échouent ordinairement, tandis que les charlatans, les gens à secret, réussiront très-souvent. La guérison qui s’opere par la nature, est la plus simple & la plus sûre ; la Medecine n’offre aucun secours propre à corriger le vice du cerveau qui constitue la manie, ou du moins qui produit constamment cet effet : bien plus, tel remede qui a guéri un maniaque, augmente le délire d’un autre. L’opium, par exemple, que de grands praticiens défendent absolument dans la manie, instruits par leurs observations de ses mauvais effets ; l’opium, dis-je, a guéri plusieurs maniaques, pris à des doses considérables. Nous lisons dans le journal des Savans du mois de Juillet, ann. 1701. page 314, qu’une jeune fille fut parfaitement guérie de la manie, après avoir avalé un onguent dans lequel il y avoit un scrupule d’opium ; quelques medecins l’ont donné en assez grande quantité avec succès. Wepfer, histor. apoplect. pag. 687. Aëtius, Sydenham, n’en desapprouvent pas l’usage ; la terreur, affection de l’ame, très-propre à produire la manie, en a quelquefois été l’antidote ; Samuel Formius, Observat. 32. rapporte qu’un jeune maniaque cessa de l’être après avoir été châtré ; des chûtes avec fracture du crâne, le trépan, le cautere, ont été suivis de quelques heureux succès : on a même vu la transfusion dissiper totalement la manie ; quelquefois cette opération n’a fait qu’en diminuer les symptomes ; ses effets pernicieux ne sont rien moins que solidement constatés. Voyez là-dessus Dionis, cours d’opérations de Chirurgie, demonstr. viij. pag. 498. & la bibliotheque medico-pratique de Manget, tom. III. lib. XI. pag. 344. & sequent. It me paroît que pour la guérison de la manie, il faut troubler violemment & subitement tout le corps, & opérer par-là quelque changement considérable ; c’est pourquoi les remedes qui ont beaucoup d’activité, donnés par des empyriques aussi hardis qu’ignorans, ont quelquefois réussi. Lorsque la manie dépend de quelque excrétion supprimée, il faut tenter tous les secours pour les rappeller ; rouvrir les ulceres fermés, exciter des diarrhées, des dysenteries artificielles ; tâcher en un mot, dans l’administration des remedes, d’imiter la nature & de suivre ses traces. Dans les manies furieuses, les saignées sont assez convenables ; il est souvent nécessaire ou utile de les réitérer ; l’artériotomie peut être employée avec succès. Fabrice Seldan rapporte plusieurs observations qui en constatent l’efficacité. Efficac. medic. part. II. pag. 45. & seq. On ne doit pas négliger l’application des sang-sues aux tempes, aux vaisseaux hémorrhoïdaux, ni les ventouses ; quant aux vésicatoires, leur usage peut être très pernicieux ; les seules saignées copieuses ont quelquefois guéri la manie. Felix Plater raconte avoir vu un empyrique qui guérissoit tous les maniaques en les saignant jusqu’à soixante & dix fois dans une semaine. Observ. lib. I. pag. 86. Une foule de praticiens célebres assurent qu’ils ne connoissent pas dans la manie de remede plus efficace. Les purgatifs émétiques & cathartiques sont aussi généralement approuvés. Les anciens faisoient beaucoup d’usage de l’hellébore purgatif violent ; Horace conseille aux fous de voyager à Anticyre, île fertile en hellébore. Quelques modernes croient qu’il ne faut pas user des purgatifs drastiques ; ils pensent que l’hellébore des anciens étoit châtré & adouci par quelque correctif approprié ; il faut cependant remarquer que ces malades étant moins sensibles, moins impressionables aux irritations, ont besoin d’être plus violemment secoués, & exigent par-là qu’on leur donne des remedes plus forts & à plus haute dose. Non-seulement l’évacuation opérée par l’émétique est utile, mais en outre la secousse générale qui en résulte,